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Temps mort
Fiction
Sa mère lui dit : "Adrien, tu es en train de gâcher ta vie." Son père n'approuve pas. Il modère : "Ta mère exagère toujours. Continue de te chercher, fils, mais ne perds pas trop de temps quand même."
Il a beau vouloir s'indifférer au monde, les litanies familiales le poursuivent. L'impatience de sa mère surtout lui est insupportable et le pousse à l'esquive. Il n'est pas dupe pour autant de la libéralité que son père affiche dès qu'il est question de son avenir. Pris dans l'étau de leurs attentes inquiètes, il ruse pour échapper, louvoie, fait l'anguille. Et quand la pression devient trop forte, un réflexe de survie lui fait quitter la maison. Alors il prend le large vers des îles inconnues de ses parents.
*
Il n'est pas loin de sept heures. Le rayon fluorescent a cessé de balayer la nuit au-dessus du Blue Heaven. Il beaucoup bu. Beaucoup trop pour reprendre le volant de la Ford de son père, qui démarre mal, éclaire mal, freine mal. Une version pick-up qu'il gare toujours à l’extrémité du parking la plus éloignée de l'entrée de la boîte. Il ne ramène aucune fille en ville. Il s'évade en douce, comme un chasseur solitaire, et s'en remet à la fraîcheur du petit matin pour récupérer ses facultés.
Il n'a jamais quitté le Blue H aussi tard. La voie rapide est déjà bien encombrée de voitures, de bus, de poids-lourds, de gens pressés, de gens stressés, qui l'emportent dans leur flot, lui qui n'est pressé de rien. Cette frénésie collective n'est pas son tempo. Lui, c'est le contemplatif distrait, l'interrogatif. Il se demande à quel âge on sait, de manière évidente, où aller et pourquoi y aller, tous les jours à sept heures du matin. Quelle peur du vide peut motiver cette galopade quotidienne en rangs serrés, cette ruée vers tout qui organise le temps d'une population hyperactive? S'engager dans une file, maîtriser sa trajectoire, prendre les autres de vitesse, arriver le premier.
La vie comme une voie express.
Il n'a pas envie de cela. Il n'est pas un compétiteur. Plutôt un randonneur au pied vagabond, un explorateur de chemins, un butineur de hasards. A vingt-six ans, il est sans projets, mais pas sans rêves. Il est sans envies, mais pas sans curiosité. Tout l'intéresse, mais rien ne l'attire. Que faire avec cette indétermination? Comment rassurer sa mère?
Pour le moment, il veut seulement dormir.
*
L'appartement est silencieux. Il a été quitté, comme chaque matin, dans une hâte furieuse, parce qu'on était en retard, qu'il fallait courir, qu'on était épuisé avant d'avoir entamé la première heure de sa journée de travail. Il ne reste qu'un décor sauvage, un champ déserté au milieu de la bataille. Toute la vaisselle est dans l'évier. La plaquette de beurre donne des signes d'amollissement sur l'imprimé de la toile cirée. Les restes et relents d'un repas qu'on n'a pas partagé n'éveillent point l'appétit. Adrien dépose la plaquette de beurre dans le compartiment supérieur du réfrigérateur et va se coucher. Un coup d’oeil machinal à son radio-réveil lui révèle qu'il est déjà huit heures. Décidément il navigue à contre-courant. Ce sera encore une journée perdue, qu'il commencera tandis que la lumière d'hiver dardera ses derniers rayons obliques. Du temps perdu. De la vie gâchée. Il le sait mais il a seulement envie de perdre conscience. Il s'endort brutalement.
*
Combien de temps cette absence au monde a-t-elle duré? C'est la même clarté frileuse et cotonneuse qu'à son arrivée dans l'appartement. A aucun moment il n'a été dérangé par un bruit familier : ils ne sont pas encore rentrés. Le silence est resté intact, un silence blanc, irréel. Les gros chiffres rouges du radio-réveil lui lancent des oeillades. Pourquoi clignotent-ils? Il n'a pas enclenché l'alarme. D’ailleurs aucune sonnerie musicale ne l'a rappelé à l'ordre. Il tend la main, oriente le cadran face à lui et écarquille des yeux effarés : un huit agressif, suivi de deux zéros, apparaît et disparaît, comme un signal de panne ou de danger. Quoi? Il est déjà huit heures? Du soir? Il a dormi douze heures? Le tour du cadran, comme on dit! Cette fois il a battu son propre record qui était de onze heures et trente minutes. Il s'appuie sur un coude, s'ébouriffe et bâille. Mais alors, où sont-ils tous? Toujours aucun bruit. Un sentiment d'étrangeté grandit en lui. Il faut qu'il vérifie. Il s'élance hors du lit et s'abat sur son téléphone portable posé sur le bord du bureau. Sur l'écran les chiffres s'alignent : 08:00. Impossible! S'il était huit heures du soir, l'écran afficherait 20:00. Qu'est-ce qu'il a fait de sa montre? Il y a bien longtemps qu'il ne la consulte plus. Il ne la porte jamais. Elle est au rancart dans le tiroir de la table de nuit : les aiguilles indiquent définitivement douze heures dix-sept.
Alors il va à la fenêtre et plaque son front, encadré de ses deux paumes de mains, sur la vitre : sous lui, il y a la rue, une artère commerçante de la ville, habituellement animée et bruyante; sous sa fenêtre il y a l'arrêt de bus et le feu tricolore du carrefour; sur le trottoir d'en face, à moins de trente mètres, le porche d'entrée d'une école primaire avec, quatre fois par jour, son ballet tourbillonnant de voitures en double file, de baisers à la volée, de recommandations et de promesses échangées précipitamment, de retrouvailles comme s'il y avait un siècle! Adrien s'interroge. Ce n'est ni l'heure des maîtresses ni celle des mamans. Pas un seul petit dos voûté, pas un seul cartable sur pattes glissant sous le porche. D'ailleurs la très haute porte de bois bleu écaillé est fermée. Quelle heure peut-il bien être? Le jeune homme tente d'apercevoir le cadran de la très grosse horloge au-dessus du drapeau et de la devise républicaine. Trop loin. Alors il ouvre la fenêtre pour pouvoir mieux tendre le cou.
Cette rue ne lui est pas familière. C'est une rue de dimanche, ou de jour férié. Ou de mois d'août. Une rue au chômage. Toute activité y semble suspendue. Aucun bus ne circule. Quelques autos glissent sans déchirer un silence inédit et stupéfiant. Quelques silhouettes se rejoignent au carrefour, agitent leurs bras et lèvent leurs mentons en direction du ciel. Leurs cris ne parviennent pas jusqu'aux oreilles d'Adrien qui se penche exagérément par-dessus le bord de la fenêtre jusqu'à apercevoir enfin les aiguilles et les chiffres romains de l'horloge de l'école.
Qui marquent huit heures.
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Quoi, huit heures? Quelles huit heures? Du matin, on dirait. Mais alors ce n'est pas une demi-journée qu'il a dormi, c'est une journée entière! On serait donc samedi matin...Voilà pourquoi il n'y a pas d'écoliers dans la rue et toujours aucun mouvement dans l'escalier de l'immeuble. Pas de départ au travail, c'est le début d'un week-end. Ses parents prolongent sans doute une nuit réparatrice.
Tout de même curieux qu'ils ne l'aient pas extrait de sa torpeur en rentrant hier soir... Tandis que son imagination explore le champ des possibles, un murmure de voix indistinctes s'élève et lézarde de son frisson l'épaisse couche de silence. Cela vient du salon. Adrien ouvre prudemment la porte de sa chambre et traverse le couloir. Dans un contre-jour incertain, deux silhouettes lui offrent leurs dos serrés l'un contre l'autre, deux ombres figées devant l'écran de télévision. De la plus gracile, à gauche, semble sortir par intervalles comme un gémissement, une plainte enfantine entrecoupée de petits cris d'effroi. Ses mains se crispent comme des serres sur l'avant-bras de l'autre, muette et attentive à ce qui se passe sur l'écran.
- Papa? Maman? Vous êtes debout depuis longtemps?
Les deux ombres tressaillent et pivotent conjointement dans sa direction. Il ne distingue pas nettement leurs visages mais il devine que sa mère est en pleurs, tandis que son père semble plongé dans une stupeur incrédule.
- Adrien? Tu es réveillé?
- Ouais. Qu'est-ce qui se passe ici? Quelle heure il est? Et d'abord quel jour on est?
-Tu ne sais pas ? Tu n'as pas vu? Il est huit heures, huit heures du matin. Depuis des heures! On ne sait pas ce qui se passe. Personne ne sait. On ne comprend pas. On n'a jamais vu ça.
La voix de sa mère s'étrangle, ses mains s'agitent autour de son vêtement. Elle est comme une enfant perdue que son fils ne connaît pas.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Papa?
- C'est vrai, Adrien. On n'y comprend rien. On a l'impression que le temps patine, qu'il piétine. Il s'est arrêté ce vendredi matin à huit heures. Depuis, il est toujours huit heures. Quoi qu'on fasse.
- Et qu'est-ce que vous faites, là, devant la télé? Ils en parlent? Ils disent quoi?
Il vient se planter entre ses parents, rompant leur étreinte, et interroge à son tour, ahuri, le présentateur de la chaîne d'infos en continu. L'image est légèrement instable, comme tremblée, le discours est hoqueté à cause d'incessantes micro-coupures du son. Derrière le journaliste, deux portraits en miroir, les visages aux sourires électoraux des deux finalistes candidats à la Présidence. A gauche le prétendant pacifiste, dont la parole amène est devenue inaudible depuis les récents attentats, à droite le patriote, un va-t-en guerre qui hystérise les médias et les foules.
- Les résultats sont tombés?
Le père a, de la main, un geste désabusé à l'adresse du journaliste.
- Ils n'en savent rien. C'est les mêmes annonces, depuis des heures. En boucle.
Les mêmes annonces, en effet, comme si la campagne faisait toujours rage, sur fond de menace terroriste d'une ampleur inédite. Le candidat patriote a promis, s'il était élu, de déclarer une guerre sans merci à l'ensemble des pays brigands, d'éradiquer cette peste du nouveau millénaire par un choc titanesque, le preux à l'assaut du lâche, le juste à l'assaut du fou. Les traits du monstre qui secoue le monde d'une peur frénétique se dessinent en filigrane à l'arrière-plan des portraits des deux adversaires. Le terrifiant terroriste qui tétanise la planète, l'empoisonneur des consciences, qui a savamment distillé son venin dans le coeur même des races pures. Qu'un chevalier sans peur et sans reproche délivre le monde de cette hydre aux têtes innombrables, efface son regard de haine, éteigne sa parole mortifère! Mais d'autres voix s'élèvent pour dire : Prudence! Méfiance! Ce ne serait pas courage mais déraison. Et puis nous avons tant aimé la paix. Nous ne connaissons qu'elle. La guerre, nous ne saurions pas la faire. Nous ne savons plus.
Pour le moment, il n'est pas question de cela. Le pays est paralysé par un bug temporel qui maintient en suspens une actualité déjà périmée. Un nouveau président a-t-il été élu? Quelle heure est-il ailleurs? Le temps s'est-il arrêté partout? De l'autre côté des frontières? Au-delà des océans?
Le jeune homme est bien conscient qu'aucune réponse ne peut venir du bloc d'angoisse en face de lui, maintenant cramponné à son poignet. Il s'en dégage sans brutalité.
- Je vais voir dehors. Je vais essayer d'en apprendre un peu plus. Ca n 'a pas de sens tout ça.
Son père secoue la tête.
- On en vient. On y était, dehors. On était dans le tram, avec ta mère. On arrivait au sommet du viaduc. Quelqu'un a dit "Elle retarde, la pendule, et pas qu'un peu!" Personne n'a fait attention. Mais à l'arrêt du Centre Hospitalier une autre personne a remarqué "Y a un problème avec la pendule!" Cette fois on a tous réagi, on a levé les yeux vers le petit écran lumineux au milieu de la rame, puis on a consulté nos montres ou nos portables et on s'est regardés sans rien comprendre : tous les cadrans, tous les écrans affichaient la même heure. Huit heures.
La mère témoigne à son tour, des trilles dans la voix.
- Moi, je suis descendue. C'est mon arrêt pour aller au labo. En chemin j'ai croisé des étudiants de la fac de médecine qui parlaient fort et avaient l'air bien excités mais je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient. Le parking devant l'hôpital se vidait peu à peu. On aurait dit que les gens quittaient le travail au lieu d'y arriver. Dès le hall d'entrée du labo j'ai bien vu que ça ne tournait pas rond. Une ruche bourdonnante. Personne ne rejoignait son poste. Ma collègue Nicole m'a à peine dit bonjour : elle semblait absorbée dans une observation attentive de l'horloge murale. Par intervalles le chef du service venait ses désespérer avec elle.
- Toujours rien?
- Rien. Même pas un petit frémissement.
Il s'en retournait en frictionnant son crâne chauve, incrédule mais énervé. Et la ruche bourdonnait de plus belle. Au bout d'une attente qui nous a paru longue - mais comment savoir? - certains ont commencé à déserter. D'autres n'arrivaient pas à se décider : seraient-ils sanctionnés? Comment? Un blâme? Une retenue sur leur salaire? Une mise à pied? Moi je me suis dit que, de toute façon, ce n'était pas une journée comme les autres et qu'on ne risquait peut-être rien à rentrer chez soi. J'ai refait le trajet à pied. Il n'y avait plus de tram, plus de bus. Et voilà, je suis là, et il est toujours la même heure. C'est à devenir fou.
Le père confirme.
- Tu me connais. Je m'inquiète rarement. Je suis un type plutôt positif. Mais là...je me sens...comment dire? enfin, la situation est déstabilisante. On se dit : ce n'est pas possible! Et pourtant il faut bien se rendre à l'évidence. C'est une panne, une panne du temps.
La formule fait sourire Adrien mais ne le convainc pas. Il faut qu'il sorte, qu'i
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Adrien est dans la rue. Au pied de son immeuble. Il prend le temps. Enfin...il prend du temps. Expérience inédite d'un temps qui ne se compte plus. Il tourne à droite, craintif d'abord, comme si mille dangers inconnaissables allaient surgir devant lui, se jeter sur lui. Il a le pas précautionneux. Il interroge du regard les façades de bas en haut. Mais aucune réponse ne lui est lancée, d'un balcon ou d'une fenêtre sous les toits. Les murs se taisent. Peut-être aura-t-il plus de chance avec les vitrines des magasins. La station service est fermée. Il passe devant l'école. Plus loin il y a la boulangerie alsacienne, celle qui vend des croissants aux amandes. La boulangère a la langue bien pendue. Si quelqu'un sait quelque chose, c'est elle. Mais sur la porte vitrée de la boulangerie un petit écriteau au bout d'une chaînette dissuade les éventuels clients : MAGASIN FERME JUSQU’À NOUVEL AVIS. Pourtant, dans la vitrine, les viennoiseries du jour sont à leur poste et les baguettes de pain, tout juste sorties du fournil, sont alignées au garde-à-vous derrière le comptoir. Mais personne à la caisse. Les hommes qu'Adrien croise sur le trottoir sont visiblement rasés de frais, les femmes sont maquillées. Mais tous ont l'air soucieux et désorientés. Où vont-ils, ces passants qui sont sortis peut-être, comme lui, de leur terrier en quête d'une information et qui errent maintenant, comme lui, désoeuvrés par les rues du quartier?
Adrien pousse un peu plus loin, jusqu'à la partie plus commerçante de la rue. Noël est bien là. Toutes les vitrines en témoignent. Comme c'est étrange cet air de fête sans l'âme de la fête, sans rires et sans joie. La rue ressemble à une vieille catin qui farde encore ses paupières mais ne cligne plus de l’oeil. Tous ces pères Noël qui étaient revenus dès avant décembre envahir les étals, toutes ces guirlandes qui clignotent obstinément, ces décors étoilés, argentés, cette parade de scintillements qui n'allume aucune extase dans les regards d'enfants car il n'y a pas d'enfants dans la rue : les enfants sont sans doute à l'abri dans leurs maisons, bien gardés par leurs parents. En sécurité. Tiens, on dirait qu'une silhouette élégante s'affaire dans la boutique franchisée de prêt-à-porter féminin : une vendeuse est là qui plie des pulls qu'elle empile pour les ranger dans des casiers ou les disposer sur des étagères. Elle s'applique à cette tâche, comme pour tromper sa solitude.
Adrien s'aventure à pousser la porte du magasin mais la jolie silhouette lui dit NON d'un geste explicite de la main qui fait comprendre au visiteur qu'il n'est pas le bienvenu. Il est vrai que l'heure d'ouverture des commerces du centre-ville est normalement plus tardive : dix heures, en principe. Il faut peut-être attendre encore un peu...Patienter?
Le jeune homme décide d'aller voir si le temps passe plus vite sur le trottoir d'en face. Entre la banque et le magasin de pianos, il y a la bijouterie de monsieur Zapo. Chaque année, à cette époque, sa vitrine reçoit le coup de baguette magique d'une fée décoratrice et, pendant tout un mois, aimante les regards des enfants de l'école qui viennent avec leurs mamans, dès la sortie des cours, admirer l'atelier d'orfèvre miniature et ses petits automates dont les gestes mécaniques miment infatigablement le travail de l'artiste. Adrien observe que le mécanisme est à l'arrêt, que les figurines de bois polychrome ont suspendu leurs mouvements et ne font plus ce tableau vivant qui arrête les passants et les enchante par son charme d'antan. La scène reste figée sous les yeux ahuris d'un public de cadrans.
- Évidemment. Il fallait s'y attendre!
Toutes les pendules, pendulettes et montres ont été remises à l'heure par la main invisible du temps qui, ordinairement, court, s'écoule, s'enfuit même, mais, exceptionnellement, fait une pause. Une vitrine entière de cadrans têtus affichant, vertical, le signe de l'infini. 8 heures, pour toujours et à jamais. Une éternité de début de journée, d'attente de la lumière et du mouvement. Adrien se sent défié par cette immobilité qui aiguise ses nerfs. Une colère mêlée de peur monte en lui. Il voudrait traverser du poing l'écran de verre et balayer tous ces agents du temps désormais purs bibelots inutiles. Il imagine le désarroi de l'horloger si cette panne se prolonge. Que deviendra-t-il? Sera-t-il condamné à l'arrêt de son activité? Et avec lui tout un peuple d'inventeurs, de concepteurs, de techniciens, d'ouvriers, de cerveaux et de petites mains, ingénieux, habiles. Leur art et leur travail voués à la dérision. Vanité! les performances de fiabilité, les prouesses de précision de ces merveilles technologiques dans un monde où être à l'heure perdra son sens, où la ponctualité sera un archaïsme de langage, un mot du temps où il y avait un temps. Et que dire de ces beaux objets griffés, jusque-là marqueurs de réussite sociale, bientôt bijoux stériles peut-être et précieuses reliques? Rolex, Cartier...Symboles. Vestiges.
Adrien se souvient que son père, qui portait toujours une montre et la questionnait vingt fois par jour, s'étonnait que la jeune génération pût s'en passer si facilement et la troquât contre l'écran d'un téléphone portable dont l'une des fonctions était de donner l'heure. Lui, le fils, n'avait jamais porté de montre et ce n'était pas faute d'y avoir été invité par des parents soucieux de lui inculquer le sens de l'organisation, de l'anticipation. Par deux fois il avait reçu en cadeau cet encombrant accessoire qu'il portait au poignet droit et qui le gênait dans la pratique de ses sports favoris. La première fois, c'était pour son entrée au collège. Il avait onze ans. Il l'avait très vite mis hors-service. Des années plus tard, alors qu'il s'apprêtait à devenir étudiant à l'Université, il avait hérité de la montre de son père, une superbe Breitling, pesante et illisible, à laquelle il avait renoncé dès la fin du premier trimestre.
- Toutes les montres sont cassées? Bon. Ce n'est pas grave. On vit très bien sans montre.
Mais vit-on très bien, affranchi de l'ordre du temps, de la conscience de son défilement? Trouve-t-on sa place, parvient-on à situer son existence dans une uchronie qui ne connaît ni progression linéaire ni retour cyclique? Où les heures ne succèdent pas aux heures, où le soir ne tombe pas pour que se lève un nouveau jour. Vit-on vraiment, dans un temps de légende, où rien ne s'use, où rien ne vieillit? Est-ce encore la vie, cela? Est-ce rassurant de se dire que rien ne changera, que tout se conservera en l'état actuel? Plus de péremption. Plus d'obsolescence. L'immuabilité des choses et des êtres. Un éternel présent. Est-ce une bonne nouvelle? Ou est-ce encore une terreur qui vient prendre l'humanité dans son piège, l'écraser d'une pression pire que toutes les autres, plus insoutenable que les guerres, les cataclysmes, les attentats, les bouleversements climatiques, et qui rendrait tous ces autres anecdotiques et dérisoires?
Adrien sent ses jambes toutes molles maintenant. Les paumes de ses mains sont moites. Il a froid sur ce trottoir déserté. Il se serre dans son blouson et piétine pour se réchauffer. Il ne trouve pas de cigarettes dans sa poche intérieure : heureusement le tabac-journaux est à deux pas.
Autre commerce, autre vaine devanture. Les Unes en pyramide sur le portique tournant donnent vainqueur le belliciste tant redouté, à coups de pourcentages ahurissants. Mais ce ne sont que prévisions, hier visionnaires peut-être, ou imprudentes et présomptueuses, aujourd'hui rendues à leur inanité. Les dernières nouvelles ne sont plus d'actualité. Ce qui est actuel c'est l'effacement des échéances. Aujourd'hui n'est la fin de rien, le début de rien. Aujourd'hui est aujourd'hui. Et ça pourrait être définitif. Adrien avance vers le comptoir. Le buraliste lève à peine les yeux sur lui, méfiant.
- Un paquet de Winston, s'il vous plaît.
L'homme lui tourne le dos, jeune homme en profite pour préparer l'appoint en étalant sur le comptoir ses pièces de monnaie dont l'une s'en va rouler sous un calendrier de l'Avent posé à côté du tourniquet à sucettes. Calendrier d'avant. Du temps des calendriers, du facteur, des pompiers, des éboueurs. Sortes de boussoles pour se repérer dans le temps. Celui de l'Avent est la version poétique de ce comptage par lequel les hommes ont inventé d'organiser leur vie sur terre. Il découpe le temps qui passe en petites fenêtres jalousement fermées sur de jolies surprises. A chaque jour sa surprise, car chaque jour est différent. Il fait de décembre une aventure d'exploration fiévreuse, sorte d'entraînement à l'éblouissement de Noël.
Adrien pense à son petit voisin, Lucas.
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Il n'a pas dix ans. Adrien le sait car il lui a demandé son âge le jour de la rentrée des classes et le gamin a ajouté:"C'est bien, neuf ans, parce qu'on est encore petit et on est déjà grand." Croit-il toujours au Père Noël? Pas sûr. Mais sa mère a sans doute acheté un calendrier de l'Avent bourré de friandises pour enchanter son attente des vrais cadeaux, ceux qui ne se mangent pas.
*
Ce matin de décembre, il fait froid dehors, à huit heures. Lucas a fait sa toilette tout seul - parce qu'il est déjà grand - après le petit déjeuner devant les dessins animés mais au moment de sortir c'est sa mère qui l'emmitoufle - parce qu'il est encore petit - pour qu'il ne s'enrhume pas : ce serait dommage avant les vacances qu'il doit passer à la neige avec son père. Ils quittent l'appartement, lui en courant, son sac d'écolier bondissant sur son dos à chaque marche qu'il descend, elle tentant, sans illusion, de le freiner dans son galop : "Lucas, ne cours pas si vite, on n'est pas en retard, tu vas te casser quelque chose!" Et les voilà sur le trottoir.
L'école est tout près. Il n'y a pratiquement qu'à traverser la rue. Là il faut donner la main à maman à cause des voitures et surtout des bus qui ont la priorité et ne s'arrêtent jamais. C'est bizarre, ce matin pas de bus dans la rue, aucune ligne. D'ailleurs Théo, qui vient par la ligne C, est déjà devant la monumentale porte de bois bleu écaillé et sautille d'une marche sur l'autre. Quand il aperçoit Lucas il s'élance à sa rencontre :
- C'est mon père qui m'a amené. Je crois qu'il y a la grève. Regarde Jimmy qui arrive en courant avec sa soeur et son petit frère! Ils sont toujours en retard, ceux-là.
- Heureusement, ça n'a pas encore sonné. Jimmy ne sera pas puni par le maître aujourd'hui.
- T'as raison, il est sévère ce maître. Comment il dit toujours?
- "Je vous préviens, je serai IN-TRAI-TA-BLE sur les retards!"
- C'est ça! Intraitable. Et à cause de ça, le pauvre Jimmy arrive essoufflé tous les matins. Avec ses problèmes de poids ça doit pas être drôle!!!
- Ça c'est sûr, c'est pour ça qu'il souffle comme un boeuf!!!
Le pauvre Jimmy ralentit l'allure en découvrant les faces hilares de ses deux camarades et surtout en constatant que la grande porte n'est pas encore ouverte.
Une petite foule de parents s'y presse à présent, piétinante et jacassière, dont l'impatience vaguement inquiète fait un contraste amusant avec l'insouciance des enfants. Un père plus pressé que les autres de rejoindre son lieu de travail lance des ordres à sa fille par la vitre ouverte de sa portière :
- Sonne chez le gardien, Suzan, il est l'heure maintenant. Je dois y aller, moi! Ne reste pas dans la rue. Vas-y, sonne. Je ne peux pas attendre.
La petite fille, honteuse de devoir affronter le tribunal des regards de toute son école, esquisse un geste en direction de la sonnette du concierge tout en gardant les yeux fixés sur son père qui, par bonheur, rassuré sans doute par l'ordre intimé à son enfant et la conscience en paix, redémarre. Suzan aussitôt vient se refondre dans la foule amassée sur le trottoir et qui commence à se répandre jusqu'au milieu de la rue.
Des regards tendus scrutent les lourds battants de la porte qui demeurent scellés comme des lèvres mutiques. D'autres se lèvent jusqu'à la grande horloge qui semble se jouer des impératifs professionnels.
- Tiens, on dirait que l'horloge s'est arrêtée...
- Et le directeur? Où il est? Pourquoi il ne fait pas ouvrir la porte?
- Ça ressemble à un jour de grève.
- Mais quand c'est une grève, le directeur est tenu d'accueillir les élèves. Ça a plutôt l'air d'une alerte à la bombe ou quelque chose comme ça...
On ne sait pas. On attend encore un peu. Quelques uns sortent de leur poche ou de leur sac leur téléphone portable et tentent un pianotage infructueux. A force d'avoir froid, certains quittent le pavé, tirant les plus jeunes par leurs petites mains récalcitrantes, mettant fin à des jeux improvisés sur cette aire normalement interdite, particulièrement sanctuarisée par l'opération "alerte attentats".
Lucas veut attendre encore : ce matin il devait échanger des cartes avec son copain Enzo pour achever la confection d'un bestiaire fantasmagorique. Il ne lui en manque plus qu'une pour terminer son album. Mais sa mère a posé une main sur son épaule et l'entraîne déjà sur le chemin du retour.
- Il fait froid, Lucas. Il vaut mieux qu'on rentre à la maison. Je vais téléphoner à mon patron et lui dire que je dois te garder.
- Alors j'aurai pas ma carte? Théo il a déjà fini son album.
- C'est pas grave, ça, mon poussin. De toute façon Théo et Enzo ont dû rentrer chez eux aussi. Tu vois bien, tout le monde s'en va. C'est pas un jour comme les autres.
- C'est comme un mercredi?
- Si on veut, sauf qu'on est vendredi et qu'on va rester à la maison tous les deux. J'espère que mon patron sera compréhensif.
- Ça veut dire quoi, "compréhensif"?
- Ça veut dire qu'on écoute les gens qui ont des problèmes et qu'on essaie de les comprendre. Lui, il est sévère, il ne comprend pas toujours.
- Ah, il est intraitable, comme le maître!
- C'est ça, oui, intraitable, si tu veux.
Lucas remonte pesamment l'escalier de l'immeuble en frappant chaque marche de son talon comme pour expulser une grogne d'enfant contrarié dans ses petits plans dès le début d'une journée qui paraissait si prometteuse.
Ils retrouvent l'appartement. Pas vraiment contents. Sentiment de frustration. S'être si bien préparés pour, finalement, reposer ses habits, reposer son élan et toutes ses bonnes dispositions pour la journée. L'adulte et l'enfant hébétés dans un même désoeuvrement. Rien à voir avec la paresse d'un dimanche où il est prévu de s'ennuyer un peu, de traîner en pyjama toute la matinée parce qu'il n'y a pas d'emploi du temps du dimanche. Par automatisme Lucas rallume la télévision. Il a déjà vu ce dessin animé. Sa mère réitère des appels fébriles à son bureau mais sans succès.
- Il n'y a personne? Où sont-ils , tous?
Le gamin connaît par coeur l'échelle des tonalités que peut produire la voix de sa mère et il sait les interpréter avec son petit jugement. Là, par exemple, il sent très bien qu'elle n'exprime pas de l'impatience, de l'énervement ou de la colère. C'est un autre registre, comme ce qu'elle appelle parfois du "stress" ou, quand elle parle avec ses copines, des "bouffées d'angoisse". C'est ça qui est en train de se passer. Maman a peur. De quoi? C'est mystérieux, la peur des grands. A la fois palpable et informulable dans la langue de l'enfance. Lucas n'ose pas déranger sa mère dans son inquiétude et l'agacer par ses questions. Il choisit plutôt d'être une éponge qui absorbe tout ce qui empêche sa mère d'être heureuse et lui ravit son sourire. Il jette la télécommande sur son lit à côté de son sac d'école, vient tout près de sa mère, pose sa petite main sur la sienne et, dans ce don d'amour immense, réécrit leur histoire. C'est lui qui est fort, c'est lui qui protège. L'enfant assume sa mère, toute sa mère, sa solitude, sa fatigue, ses larmes et ses silences qui pourtant le tiennent éloigné d'elle et l'abandonnent à sa propre rêverie.
- Ça fait rien, on est quand même tous les deux?
- Oui, mon chéri, on est tous les deux. Tu es gentil. Je t'aime.
Lucas peut quitter la main de sa mère. Il a accompli sa mission d'apaisement. Le cours des choses est momentanément rétabli. L'enfant peut retourner à son enfance. Il regagne sa chambre, s'allonge sur son lit. Sa main tâtonne à la rencontre de la peluche la plus proche, un dinosaure moche aux écailles de feutre tire-bouchonnées, et la pose sur son coeur. Nul ne sait ce qui se dessine dans l'imaginaire d'un enfant quand il se tait, couché sur le dos, et qu'il accroche son regard immobile au plafond de sa chambre. Que trouverait un explorateur d'âmes s'il pénétrait cette petite conscience, hier si légère, confiante dans le doux rituel des jours identiques, ce matin intranquille et sans repères? S'il n'y a pas d'école, il n'y a pas de leçons, pas de maître intraitable, pas de devoirs du soir. Mais il n'y a pas non plus de récrée, de cour bitumée où s'arracher les genoux à la poursuite du ballon de foot, de batailles à la cantine, boulettes de mie catapultées sur le camarade de bout de table, pas d'heure des mamans vers lesquelles on s'envole en déployant ses bras comme des ailes d'avion, de récit qu'on leur fait des heures qui se sont écoulées au rythme des sonneries d'une journée d'école.
Il entend sa mère au téléphone. A qui parle-t-elle? Elle dit des choses étranges comme "C'est complètement fou! C'est comme si le temps s'était arrêté!" Et elle a son drôle de rire, celui qui n'est pas drôle, qui ne fait pas rire, celui "qui veut dire le contraire". Celui qu'elle a parfois quand elle parle de papa.
Son père, qu'est-ce qu'il en dirait de tout ça? Il doit venir le chercher ce week-end. C'est un "week-end papa". Mais pour cela il faut qu'on soit demain. Que va-t-il se passer si le temps s'est arrêté, si demain n'arrive pas? Papa ne viendra pas? Il n'y aura plus de papa?
Lucas étouffe, sa poitrine est oppressée, une chaleur tourne dans sa tête. Il se lève d'un bond et se précipite à la fenêtre. Il colle son petit nez humide à la vitre et la traverse de son regard brouillé. Dehors, sur la placette en face de l'immeuble, il croit voir Adrien assis sur un banc, seul, raide. Gelé, peut-être?
Ce n'est pas tout à fait Adrien. Plutôt sa statue de cire. Le jeune homme tient son dos anormalement droit, ses deux mains posées à plat sur ses genoux. Il semble regarder fixement devant lui mais son regard ne porte pas au-delà de lui-même. C'est un faux regard, avec des yeux de verre, un regard de musée Grévin. Cet état de sidération fait peur à l'enfant. Il est mort, Adrien?
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
C'est le monde que regarde Adrien qui est mort. Un monde où les bus ne circulent plus, où les écoles n'ouvrent plus leurs portes, un monde qui ne tourne plus dans le sens des aiguilles d'une montre. Il n'a pas eu le courage de remonter chez lui, s'associer à la terreur de ses parents. Qu'aurait-il à leur rapporter? Il n'a rien pu glaner dehors que la vision morbide d'une ville cataleptique. A quoi bon les désoler davantage? Tout est pire maintenant puisque tout continue de ne pas évoluer. L'éternel étudiant lui-même se sent abandonné, comme trahi. C'était son jeu à lui, presque son art de se dérober aux injonctions d'un temps inventé par les hommes pour les tyranniser. Tous ces ultimatums que lui lançait sa mère dès qu'il montrait des signes de procrastination :
- Il y a des rendez-vous avec la vie qu'il ne faut pas manquer, Adrien!
Un rendez-vous, il en avait un justement, programmé de longue date, avec un recruteur. Pour un emploi, ou pour un stage. Une expérience professionnelle à accrocher à son C.V. Il s'y préparait, sans réelle détermination. Ou plutôt il s'entraînait à ne pas en avoir peur, sans perdre tout à fait l'espoir d'un empêchement inopiné. Mais si la machine du temps ne se dégrippait pas... Pas d'entretien, pas d'embauche, pas d'entrée dans la société des gens utiles qu'on lui faisait miroiter comme une terre de salut. Une chance? Ou une malédiction? Une enfance sans fin? Une existence inaboutie? Faut-il s'en réjouir? Faut-il s'en effrayer? Difficile d'imaginer qu'on aura toujours le même âge, le même visage, qu'on continuera de vivre sans avoir d'avenir. Adrien n'a jamais été dans le projet de quoi que ce soit mais il y avait cette alternative : se décider à entrer dans la course ou poursuivre sa balade en solo. Ses jours s'écoulaient dans une temporisation qui rendait irréel le moment de choisir. La question de l'accomplissement de soi restait posée sans urgence de réponse. Il ne répugnait pas au fantasme d'un bel avenir professionnel. Mais lequel? Pourquoi le pressait-on? Tout était déjà allé si vite. Il avait encore envie d'enfance, il voulait jouer encore, ne pas prendre tout de suite la vie au sérieux. Le métier, la carrière, c'était un mythe. Il avait besoin de plus de temps pour s'en améliorer la représentation, le lustrer pour qu'il brille comme une promesse de bonheur. Cette soudaine suspension du cours des choses modifiait la donne.
*
Lucas regarde Adrien qui regarde l'absence, écoute le silence, attend le réveil du monde. L'enfant aussi se dissout dans une rêverie sans fond. Ce long jour sans école n'est pas divertissant comme un mercredi : pas de leçon de piano, pas d'entraînement de judo, pas de goûter au sucre-glace acheté à la pâtisserie, pas d'autorisation exceptionnelle de capturer sur son écran de nouveaux petits personnages pour son bestiaire fabuleux et de leur inventer une deuxième vie. Si la semaine ne reprend pas son cours normal il n'y aura plus de mercredis. Ni de dimanches où l'on s'ennuie pour se désennuyer le lundi. Ni de vacances puisque c'est une vacance totale de l'activité des hommes qui installe son règne. S'il n'y a plus de vacances, il n'y aura plus de rentrée 18 scolaire. Lucas n'ira jamais au collège. Il ne sera jamais grand. Une sensation vertigineuse s'empare du gamin qui saisit l'espagnolette pour ouvrir en grand la fenêtre et crier le nom d'Adrien, comme on appelle au secours un grand frère pour qu'il combatte les monstres qui nous veulent du mal. Mais voilà qu'Adrien n'est plus seul : une vieille pelisse sale, surmontée d'une barbe gris-jaune qui semble l'extension d'une chevelure grasse, est venue d'on ne sait où s'échouer sur le bout du banc à la gauche du jeune homme. Lucas connaît cette tignasse, cette guenille errante, une figure du quartier, que ses copains et lui appellent l' "SDF".
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Adrien a bien senti qu'une masse corporelle était venue se poser à côté de lui. Mais rien ne semble pouvoir l'empêcher de s'abstraire de la compagnie des vivants. Le clochard tente une première manoeuvre d'approche en faisant glisser sa grossière présence en direction du jeune homme. Que veut-il? S'associer à sa torpeur?
- Eh! mon gars, tu causes pas? Tu sais que c'est mon banc, ça? Enfin...normalement! Ouais, j'dis bien : normalement. Parce qu'aujourd'hui on sait plus c'qu'est normal et pas normal. Hein? T'en dis quoi, toi? T'as pas l'air d'une cloche. Qu'est ce que tu fais sur c'banc? Tu r'connais plus la rue, toi non plus?
Adrien, peu à peu, se sent tiré de la stupeur dans laquelle l'avait plongé la conscience soudaine d'une catastrophe inouïe. Il rallume son regard et tourne la tête vers celui qui l'interpelle si familièrement. Mais devant cette face goguenarde il se trouve démuni de mots.
- T'as rien à boire? Même pas une p'tite pièce, j'parie! Les minots comme toi, ça passe tout fiers sans vous r'garder. Jamais une pièce. Ah! j'étais comme toi avant. Y a longtemps...J'étais jeune! J'ai pas toujours été une cloche.
Le jeune homme poursuit sa lente remontée des profondeurs muettes de la terreur.
- Qu'est-ce qui vous est arrivé?
- Rien. Il m'est rien arrivé. Faut pas croire. J'ai pas perdu mon boulot. J'ai jamais eu d'boulot. Ma femme m'a pas quitté. J'ai pas eu d'femme non plus.
- Alors quoi? Pourquoi vous êtes dans la rue?
- Moi j'me demande plutôt pourquoi tout le monde est pas dans la rue. Tu crois que t'es plus heureux qu'moi?
- Qu'est-ce que vous voulez dire?
J'veux dire que la société elle fabrique des chiffes molles, qui sont paumées dès qu'y a un grain de sable. Voilà. J'ai pas raison? Y a qu'à t'regarder : plus d'repères, la tête à l'envers!
- Y a quand même un sacré problème! Vous vous rendez pas compte ou quoi? Y a plus d'heures, y a plus de temps : c'est pas une petite poussière dans l'engrenage! C'est peut-être la fin de l'humanité!
- Ah, ah! Rien qu'ça, t'es sûr? Parce que toi, t'as besoin de l'heure pour quoi faire? Pour te pourrir la vie? A courir toute la journée, à te d'mander si tu vas pas être en retard, si t'auras le temps de tout faire, si t'auras fini à l'heure...C'est ça, l'bonheur? Des esclaves, tous des esclaves!
- Qu'est-ce que vous faites de mieux, vous?
Moi, mon gars, je fais c'que j'veux, quand j'veux! Et j'emmerde la population! De toute façon, dans ma vie, il est toujours la même heure. Qu'est-ce que ça peut faire?
- Mais vous avez pas toujours été dans la rue? Ça fait combien de temps?
- Qu'est-ce que j'en sais, moi? Ça c'est bien des questions de minots dans ton genre. Compter le temps! Et quoi encore? Quand on est dans la rue, y a plus de temps, y a plus de mémoire, tout est gris pareil. Alors, tu vois, les aiguilles elles peuvent bien arrêter d'gigoter, ça va rien changer.
- Je comprends pas. La rue, ça a bien commencé un jour. Vous aviez quel âge?
- Non mais t'as pas fini avec tes questions? J'te dis que j'men souviens pas. C'était y a longtemps, forcément. Tu m'as bien r'gardé? Tu crois que cette gueule-là elle s'est faite en un jour?
Le bonhomme s’interrompt, l’oeil interdit, mimant des lèvres le début d'un son, comme absorbé dans la contemplation de ses propres abysses. Cette aphasie soudaine semble s'éterniser. Adrien s'est replié dans sa coquille d'absence au monde. Deux errances, côte à côte sur un banc.
Lucas, par la fenêtre, considère cette drôle d'association. Lui n'aurait jamais osé adresser la parole à l'SDF et si ce dernier l'avait abordé, à sa manière un peu rustre, il se serait probablement enfui à toutes jambes. Quelques voitures passent au ralenti devant les deux causeurs et en masquent momentanément la vue à l'enfant. Car les voitures roulent encore, n'étant pas assujetties à des horaires de circulation. On dirait des vaisseaux silencieux qui glissent sans horizon. C'est étrange comme cette démission du temps a laissé toute la ville sans voix, sans cris, sans bruits.
*
- Si tu veux savoir, j'étais un gamin plein d'avenir. C'est c'que disait ma mère, qui m'a élevé toute seule et qu'était fière de moi. Les maîtres aussi disaient que j'pourrais aller loin, si j'voulais. Parce que j'étais pas bête. Juste un peu faignant. Mais au moment d'ouvrir la porte, celle qui t'fait entrer dans l'autre monde, le monde des honnêtes gens qui vont gagner leur croûte comme il faut, j'me suis dit qu'j'avais pas envie de cette vie-là, pas envie de fonctionner et puis c'est tout, et de fermer ma gueule. Parce que c'est ça qu'ils veulent.
- Qui?
- Mais ...tous! Ceux qui sont au commandement! Ils veulent juste que tu fonctionnes, que tu fasses des heures de boulot, sans demander ton reste et des fois même des heures supplémentaires. Et que tu payes des impôts encore! C'est ça, tu crois, la vie : faire des heures et payer des impôts dessus? Moi j'dis qu'c'est immoral! J'préfère la rue. La rue elle te d'mande pas d'payer pour les heures que t'y passes.
- Alors, comme ça, vous avez choisi la rue. Bon. Vous avez aussi choisi la solitude.
- Ah! attention, mon gars, j'ai pas toujours été tout seul. J'avais une copine. Une beauté! Elle avait fait l'école du cirque. Elle faisait des numéros avec des cerceaux. Une championne!
- Et qu'est-ce qu'elle est devenue? - C'qu'elle est devenue? Elle a levé les bottines, bien avant son heure : c'était encore qu'une gosse. La chopine lui suffisait pas. Elle disait qu'elle avait besoin d'paradis, des extases, comme elle les appelait, qui lui faisaient voir des papillons à la place des feuilles mortes. Jusqu'à l'extase fatale. Ouais, c'est comme ça qu'elle a tiré sa révérence. Pauv' mignonne...Elle était pas comme moi ; elle, elle avait pas choisi la rue par vocation, elle y était plutôt tombée par accident, par erreur. C'était une p'tite qui marchait sur trois pattes. Complètement perdue, on peut dire.
Rendu mélancolique par l'évocation de ses amours enfuis, le clochard se met à fouiller l'intérieur de son grand manteau sale et en extirpe un flacon savamment emmailloté dans la Une d'un quotidien de la veille. Il jure, parce que la fiole est vide, et passe sa rage sur la feuille de journal qu'il déchiquette et dont il jette au vent les morceaux épars. Adrien regarde retomber cette pluie de mots gras et de photos réduites à l'état de puzzle. Certaines de ces formes aléatoires révèlent des détails bien reconnaissables des physionomies des deux candidats en lice. Comme ils paraissent dérisoires, maintenant, ces profils haineux, ces mâchoires crispées vociférant quoi? ces doigts pointés vers quel avenir? Dire qu'ils ont tenu en haleine la terre entière pendant des semaines, qu'hier encore toutes les nations tremblaient! Suspens planétaire qui n'accouchera d'aucun dénouement si le temps continue à faire de la résistance.
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
- Qu'est-ce que tu r'gardes comme ça, minot? Hum...les guignols qui sont sur l'canard? Ils en ont rien à foutre de nous. De moi, de toi. C'est tout pour leur gueule. Les comme nous, ils s'en tapent! Quand t'es sur l'pavé depuis aussi longtemps qu'mézig, tu l'sais ça, qu'y a personne qui fera jamais rien pour toi. La rue, ça t'apprend à plus attendre. D'un sens, ça t'libère. Ouais, mon gars! ça t'rend complètement étanche aux mauvaises surprises. Qu'est-ce qui peut y avoir de pire que de rien avoir?
- Que ça dure une éternité...? Comme un supplice. Comme un châtiment divin, une damnation .
- C'que tu causes bien , dis donc. Ça s'voit qu't'as été aux écoles. Môn vieux! Et qu'est-ce que ça veut dire tout ce jargonnage d'intello?
- Ça veut dire que si votre vie est nulle et que vous avez pas le courage d'y mettre fin, une mort naturelle doit s'en charger, normalement. Mais s'il est toujours la même heure, si la vie ne s'écoule plus, la mort ne viendra pas. L'uniformité de vos journées de clochard, c'est pas ça la véritable éternité. L'éternité c'est quand il n'y a plus de journées. Et moi , qu'est-ce que je vais devenir? Rien, s'il n'y a plus d'avenir. Je vais rester là, sur ce banc, avec vous. Je vais même pas attendre : y a rien à attendre.
- Et t'attendais quoi, normalement?
- En vérité, j'attendais pas grand chose. Enfin...rien de précis. Mais je me disais que j'avais du temps devant moi, pour y réfléchir, pour avoir une idée, une envie. C'est comme si on me volait cette liberté, la liberté de faire ou de ne pas faire, comme si on avait choisi pour moi. Voilà, je suis condamné à l'inaction. C'est pas comme choisir de rêver. - Te frappe pas! Au bout du bout, c'est du pareil au même. On va partager c'banc d'misère, on s'tiendra chaud, et on r'gardera passer tout c'qu'on aurait pu être. Tu m'parleras de tes histoires de minot, ça m'distraira.
*
Une chape de silence couvre maintenant cet échange. La masse malodorante s'est assoupie aux côtés du jeune homme rendu à sa méditation. Les fragments déchirés de la page de journal sont étalés à ses pieds. Les rapprochant du bout de sa chaussure, il parvient à reconstituer le gros titre :
PAIX DES PEUPLES OU GUERRE MONDIALE ?
L'avenir de l'humanité suspendu à un score électoral. Adrien a tout loisir désormais d'imaginer la suite de l'Histoire, en retenant l'hypothèse que les électeurs avaient opté pour le parti de la haine et du sang. Il ferme les yeux. Il voit des murailles insensées se dresser jusqu'au ciel. Il voit des nuques se courber, des dos se voûter, des corps s'accroupir, se recouvrir de draps. Il voit des terres stériles et des chardons hostiles. Son rêve est ocre et fauve. La Terre n'est plus qu'une planète lointaine d'où la vie a disparu. Seulement des traces de civilisations prodigieuses. Alors cette panne du temps serait un miracle? Le dieu qui tient serrées les aiguilles dans sa main aimerait donc sa créature qu'il l'empêcherait de se détruire? Ce dieu pourtant souvent vengeur et punisseur aurait-il pour une fois choisi d'épargner cette engeance pécheresse? La folie des hommes tenue en échec par la volonté divine?
Mais cette humanité, imprévisible à elle-même, avait peut-être accordé sa préférence à la paix, à l'harmonie, aux mots, aux mains, aux fenêtres, aux prairies bondissantes et joyeuses, aux sources désaltérantes, aux architectes, aux bâtisseurs. Alors le Décideur, cruel et pervers, aurait voulu dérober aux hommes leur plus beau rêve, leur défi à la malédiction. Insupportable cette idée qu'on ne saura jamais quel monde les hommes avaient inventé pour eux-mêmes, quelle utopie ou quel enfer ils s'étaient préparé. Réconfort tout de même de se dire que le pire restera à jamais inacccompli, gardé dans un irréel du passé.
*
Comment cette paralysie va-t-elle modifier la petite vie d'Adrien. Quel élan va-t-elle interrompre? Quel projet va-t-elle compromettre? Au fond, il n'est pas si fâché de cette accalmie dans la frénésie générale. Ainsi ce serait les autres qui devraient s'accorder à son rythme? Les événements lui donneraient raison, à lui qui a toujours dû justifier ses indécisions, son absence de motivation, à qui l'on a sans cesse reproché son inclination à l'oisiveté et à une rêverie stérile? Ironie! Aubaine?
Il ne va pas se préparer à ce fatidique entretien d'embauche. Même pas prendre la peine de décliner l'offre. Il va rester là, Vladimir attendant qu'Estragon se réveille. Ou l'inverse. Ensemble, ils vont n'attendre rien. Puis un autre passera, tenant un chien en laisse et lui gueulant dessus. Ils referont le monde. Le clochard, l'étudiant, le bourreau. Ils causeront, jureront, maudiront. Ils donneront des coups de pied au chien pour tuer le vide du temps.
*
Lucas à sa fenêtre poursuit une pensée triste. Sa vie va-t-elle toujours être ce long ennui? A neuf ans on n'a pas encore de projets mais on a tout de même des envies d'après. Il voulait apprendre l'anglais pour partir avec son père en voyage aux États Unis et rencontrer enfin son parrain Bill qu'il ne connaissait pas. Il savait déjà quelques mots, appris à l'école, et que sa mère aimait lui faire réciter, à la manière d'une comptine, son petit doigt pointé vers les lieux désignés :
Point to the ceiling, point to the floor,
Point to the window, point to the door.
Quand il avait récité, sa mère posait un gros baiser sur sa joue, d'admiration et de reconnaissance. Mais il n'irait jamais aux États Unis si le temps ne se décidait pas à reprendre sa marche.
Il est tiré de sa mélancolie par la voix de sa mère qui résonne comme dans une chambre d'écho. La porte de l'appartement est ouverte : elle est sur le palier. Une autre voix se mêle à la sienne. C'est celle de la voisine du deuxième étage, Sarah, une dame plus jeune que sa mère et qui attend un enfant. Seule.
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Elle tient son ventre à deux mains, une main dessus, une main dessous. On dirait qu'elle évalue la taille de l'enfant ou qu'elle s'apprête à le desceller de sa niche pour le porter, comme une icône précieuse, sur quelque guéridon. Son ventre lui fait mal, elle est essoufflée. Ce ne sont pas encore les contractions qui signalent l'imminence de l'accouchement. Plutôt des crampes d'avoir trop marché, trop longtemps, trop vite, depuis l'hôpital et d'avoir gravi sans faire de pause les marches de pierre jusqu'au premier étage.
- Tu es sûre que tu ne veux pas entrer un moment?
Maman aime bien Sarah. Elle la trouve courageuse. C'est une guerrière, comme elle. Elle attend toute seule l'arrivée de son enfant. Personne pour caresser sa main, pour caresser sa joue, lui dire que tout va bien se passer, qu'elle ne doit pas avoir peur, que ce sera merveilleux. Elle ne se plaint jamais. Elle fera face, c'est sûr.
- Non, je te remercie, je vais rentrer chez moi et me reposer. Tu es gentille.
- Tu reviens de l'hôpital? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit là-bas?
- Rien... Personne ne m'a rien dit. Personne ne sait rien.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé?
- J'avais rendez-vous à neuf heures pour une échographie. Le médecin m'avait dit qu'au cinquième mois je pourrais peut-être savoir si c'est un garçon ou une fille. Alors, tu penses, j'étais impatiente. Je me suis préparée très vite, j'avais peur de manquer le bus. A l'arrêt il n'y avait personne. J'ai trouvé ça bizarre, d'habitude la ligne A c'est bondé. J'ai attendu un bon moment, enfin...je crois. En fait, aucun bus ne circulait. J'ai pensé à une grève. Alors je suis partie à pied : l'hôpital n'est pas loin. Sauf que le médecin m'a déconseillé la marche et que je dois me ménager. J'ai regardé l'heure : il n'était encore que huit heures! J'étais tellement excitée par ce rendez-vous et je m'étais tellement hâtée que j'étais terriblement en avance. J'ai ralenti le pas et je suis arrivée tranquillement à l'hôpital. Et là il m'a semblé que l'horloge murale de la grande entrée marquait encore huit heures!
- Oui, je sais. A l'école, c'était pareil. Tout a l'air paralysé. J'ai appelé à mon travail. La secrétaire m'a dit de rester chez moi, que ce n'était pas la peine, qu'on ne pouvait pas travailler dans ces conditions. Mais tout de même, l'hôpital, ce n'est pas la même chose. Qu'est-ce qu'on fait des malades, des blessés, des urgences? Qu'est-ce que tu as vu là-bas?
Sarah n'a plus envie de raconter ce qu'elle a vu, ce qu'elle n 'a pas vu. Une immense lassitude l'envahit, engourdit tout son corps, endort sa tête. Elle prend congé rapidement, s'excuse et s'esquive.
*
Elle referme la porte, y appuie son dos pour le soulager du contre-poids qu'il fait en permanence, laisse glisser le long de son bras la bandoulière de son sac à main, libère ses pieds gonflés. Ça va mieux. D'où elle est la lumière et la chaleur de la chambre lui parviennent et l'appellent. Elle en a quitté tout à l'heure le doux désordre plein d'envie, d'attente, de frémissement. La voilà de retour, si vite, et sans brindille à rapporter au nid . Elle va s'asseoir, penaude.
Les jambes pendantes de part et d'autre de l'angle de son lit, elle abdique toute posture : toutes les raideurs qui la maintenaient dans une droiture apparente fondent en cascade depuis sa nuque, le long des attaches musculaires de sa colonne vertébrale, jusqu'au bas de ses reins et à la plante douloureuse de ses pieds. Elle est comme un sac vide effondré sur lui-même.
Qu'a-t-elle vu là-bas? Comment dire des bruits, des cris? Était-ce stupeur? Indignation? Comment dire des mouvements, des déplacements, des errances et des courses se croisant, se bousculant dans la traversée du hall d'entrée d'un hôpital? Peu à peu des images se reprécisent dans sa mémoire.
Il y avait ce petit garçon qui s'échappait en tous sens, laissant exploser sa joie de ne pas avoir à rencontrer le médecin et brandissant devant lui un jouet clignotant auquel il inventait une voix de robot, grondante et nasillarde. Il semblait tout à cet instant de délivrance, il ne finissait pas d'en jouir, il avait apprivoisé ce lieu d'angoisse, l'investissait de son exultation turbulente. Sarah se souvient de l'agacement que lui avait procuré les cris perçants de cette voix enfantine.
Elle revoit aussi le hall envahi par les silhouettes dépenaillées des malades perfusés, peignoirs pendants, pantoufles patinant prudemment sur les grandes dalles cirées, leur trépied à roulettes emmanché d'un goutte-à-goutte greffé à leur main. Ils lui semblaient dans une déambulation affranchie de l'ordre du temps. Comme s'ils avaient toujours traîné ainsi leur misère corporelle. Ils sillonnaient de leurs pas tâtonnants de fantômes cet espace blanc qui finissait par ressembler à la représentation que font de l'au-delà ceux qui disent avoir fait l'expérience de la mort.
Puis des flashes. La main de ce vieux monsieur qui tremblait, juste au coin de son oeil droit. Elle n'osait pas tourner la tête. Peur de paraître voyeuse. Les accents rassurants d'une voix de femme, calme et douce, gardienne des émotions. Des gens. Qui ne se connaissaient pas l'instant d'avant mais qui allaient fraternels les uns vers les autres partager une inquiétude, un raisonnement, une conclusion. Puis se quittaient, retournaient à leurs conjectures solitaires, arpentaient, tournaient, faisaient devant ses yeux comme un ballet désordonné de danseurs exécutant un impromptu.
Qui étaient-ils tous ces passants qui piétonnaient dans cette salle des pas perdus? Quel était l'objet de leur visite? Certains rapportaient les résultats d'un examen. Ils tenaient, les bras serrés sur leur poitrine, de grandes enveloppes brunes. D'autres exhibaient des bandages extravagants qui les amputaient d'un oeil, d'une main, ou leur dérobaient la moitié du crâne. Des spectres, tous, des ombres, certaines fébriles, d'autres hagardes, et qui attendaient avec insistance. Attendaient que les voyants s'allument, que les sonneries résonnent, que les guichets lèvent leurs écrans de verre. Attendaient que des files d'attente se forment, qu'on leur dise où attendre et qui attendre.
Elle aussi était venue pour attendre son tour. Elle avait eu le temps de se rendre deux fois aux toilettes pour libérer sa vessie comprimée par le secret qu'elle couvait depuis des mois. Elle était encore élégante dans son long manteau ample mais ses urgences urinaires la trahissaient parfois. Il faut dire que cette course pour être à l'heure au rendez-vous avait mis sa continence à rude épreuve. Et les minutes qui s'allongeaient! Elle n'y tenait plus. A son second retour des toilettes elle avait été assaillie par une rumeur qui, peu à peu, l'avait enveloppée et comme envoûtée : tous les rendez-vous médicaux étaient suspendus, les anesthésies ajournées, de même que les séances de chimio programmées de longue date ou les radios prévues à ce jour. Malades et accidentés n'avaient jamais tant mérité d'être appelés patients. Chaque annonce faite au micro était reçue comme la nouvelle d'une catastrophe et faisait ressembler cette entrée d'hôpital à un hall d'aéroport quand les voyageurs apprennent, atterrés, que leur vol est annulé ou simplement retardé.
Un mouvement de panique est terriblement contagieux. Sarah s'était sentie prise à la gorge par cette peur sans nom qui se propageait autour d'elle comme une onde de choc. Elle s'était laissée emporter par une vague qui refluait vers la sortie du bâtiment. Et c'est seulement dehors, enfin seule sur le trottoir, qu'elle avait commencé à prendre la mesure du drame qui se nouait en elle. Elle ne saurait pas si elle allait donner la vie à Maxime ou à Sophie. Mais il y avait plus sidérant que cela : elle ne savait plus quand cet Il ou Elle allait naître. Combien de temps encore elle allait devoir le porter, lui servir de maison. Et même s'il viendrait au monde, un jour...Car une grossesse se compte en jours, c'est un compte à rebours, la parturiente ne supporte de devenir la prisonnière de son propre corps que par la promesse de la délivrance.
Sarah, lovée maintenant sur son ventre tendu et turbulent, a la tête qui tourne. Elle roule d'un bloc sur le côté et s'abandonne à l'accueil chaleureux de son édredon de plumes.
*
L'enfant a grossi, terriblement. Maintenant il occupe toute la place. Il est un monde, qui roule sur lui-même, dans un silence de chaos, et s'immobilise parfois pour une durée immesurable, tapi dans sa nuit primitive. Il n'est plus un petit bout, une excroissance, un prolongement. Il est une totalité, un occupant qui s'est approprié l'espace vital de son hôte. Il lui grignote ses réserves, l'affame, l’assoiffe, lui suce le sang. Il est devenu un danger, une menace : l'ennemi. Mais comment s'en débarrasser? Pas moyen de l'étouffer, de lui serrer le cou : c'est lui qui tient la corde qui pourrait l'étrangler, qui la fait danser autour de lui comme un serpent, la repousse d'un coup de pied ou tente de s'en emparer d'une main hasardeuse.
Elle n'en peut plus de cette dévoration au fond de ses entrailles. Si elle ne l'arrête pas il finira par l'absorber, la manger tout entière. C'est elle qui sera portée par lui, la chair de sa chair. Le temps de la délivrance doit venir, coûte que coûte.
Coûte. Couteau. COUTEAU! Une lame étincelle dans les ténèbres de sa conscience, une lame la tente, lui envoie des signaux. Elle est habillée d'un long manche noir, comme un fourreau gracieux et souple qui ondule et se déhanche. C'est une danseuse orientale qui chaloupe devant ses yeux, séductrice comme une arme fatale. Comment lui résister? Comment s'en emparer? Son attrait est irrépressible. La main se tend dans un effort extrême. Le bout des doigts touche au but. Surtout ne pas trembler, ne pas faillir. Les doigts font basculer le manche que la main tout entière rattrape et étreint désespérément.
La délivrance est là, à la pointe de cette lame. Il n'y a qu'à la ficher, d'un coup, dans cette obscène protubérance, s'arracher cet intrus, ce parasite, et le jeter bien loin. Sur le sol? Par la fenêtre?
Le geste est d'une sauvagerie inouïe. La douleur est insoutenable. Le sang inonde la main qui lâche le couteau. Un hurlement déchire l'espace, hurlement de bête qu'on égorge et dont la stridence transperce toutes les cloisons de l'immeuble.
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
C'est son propre cri qui a réveillé Sarah, un cri qui l'a traversée. Elle est allongée sur le dos et des mains fermes emprisonnent ses poignets. Penché sur son visage, celui de sa voisine, Adeline, la maman de Lucas. C'est un visage ami, qui lui sourit, mais qui lui tend aussi un regard scrutateur, où l'inquiétude se mêle à la tendresse. La voix est lointaine. Une voix sans discours. Des sons. Des rubans de sons qu'on déroule. Une autre voix vient la rejoindre, les rubans s'entremêlent et font un écheveau inextricable. Puis une troisième, plus grave, une basse continue. Sarah veut se redresser, pour mettre un nom sur cette voix. Les mains la retiennent mais elle réussit à hisser son regard jusqu'à la voix grave. C'est Alex, le petit jeune homme du quatrième, si poli, si doux. Que fait-il là? Avec tous les autres, les voisins?Le visage d'Adeline, incliné de nouveau sur le sien, lui occulte momentanément ce panorama humain inattendu dont elle ne saurait dire s'il est réconfortant ou plutôt inquiétant.
- Ça va mieux, Sarah? Tu nous as fait peur.
- Qu'est-ce qui s'est passé?
- Tu as crié. Très fort. Tout le monde a entendu.
La jeune femme s'arrache à l'emprise de ses gardiens et plaque ses deux paumes sur les courbes de ses flancs.
- J'ai vu un couteau...Il y avait un couteau...J'ai voulu tuer mon bébé! Il y avait du sang partout.
- Calme toi. C'était un rêve. Tu n'as pas tué ton bébé.
- Je me souviens d'avoir crié. C'était dans mon rêve? On dirait qu'il fait nuit.
- C'est vrai. Cette grisaille qui persiste ça commence à être oppressant.
- Ça n'a pas changé alors?
- Non, c'est toujours pareil.
- C'est pour ça que j'ai voulu tuer mon bébé.
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Je veux dire que le porter toute seule, ça ne me fait pas peur. Enfin, plus maintenant. Même accoucher toute seule, je m'y suis préparée . Mais que cet enfant puisse ne jamais venir au monde, ça n'est pas supportable, tu comprends. Attendre un enfant c'est attendre de le rencontrer, de le toucher, de le sentir. Ce n'est pas ...couver un foetus! Tu vois?
- Oui, je sais cela. La grossesse, même sereine , même accompagnée, ça ne peut pas être une finalité. Si attendre un enfant ce n'est plus qu'attendre, alors ça n'a plus de sens.
Les deux femmes étreignent leurs mains, nouent leurs doigts, il n'y a plus au monde que leur féminité, leurs corps dialoguent dans une langue immédiate. Elles savent. Elles sont l'absolution l'une de l'autre. La vie les a instruites de la réalité de la gestation : une parenthèse temporelle peuplée de doutes. Peur paradoxale de la délivrance. Peur paradoxale que l'expulsion ne soit pas une délivrance. L'une redoute que l'enfant ne paraisse pas, l'autre se souvient que sa venue l'a laissée vacante comme une villégiature que l'on quitte à la fin de l'été et qu'un long temps lui a été nécessaire pour se sentir à nouveau deux, inséparables et fusionnels.
La voix grave fait entendre son discret bourdon.
- Si ça va mieux, je vais peut-être vous laisser...
Adeline se déprend de l'étreinte des mains de Sarah.
- Non, Alex, je préférerais que vous restiez encore un peu auprès de Sarah. Moi je dois m'occuper de Lucas. Je l'ai laissé tout seul, avec toute sa tristesse. Lui aussi vit très mal ce qui arrive. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête d'un enfant.
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Trentenaire. Et célibataire. Alex est le voisin qu'on aime avoir. Discret, mais on peut toujours compter sur lui pour un service. Courtois juste ce qu'il faut pour être apprécié de toutes ses voisines. Il a accouru au hurlement de Sarah comme on répond à une urgence citoyenne. Sans se poser de questions.
Que faisait-il à ce moment, lui, le parfait jeune homme, tandis que sa voisine rêvait d'un infanticide?
Il venait de prendre connaissance sur l'écran de son ordinateur du message énigmatique et plutôt engageant d'un pseudo féminin qui lui proposait de se rencontrer enfin. Cela faisait des semaines qu'il avait noué ce contact virtuel. Avec Lullaby. Pourquoi elle? Peut-être parce que son nom commençait comme celui de Lulu, un petit lapin bleu qui avait dorloté ses siestes d'enfant et qu'il avait perdu sur une aire d'autoroute. Son premier chagrin, à jamais inconsolé. Peut-être aussi parce que les sonorités de ce nom exotique dessinaient dans son imaginaire une bulle, petite sphère d'évanescence, promesse d'envol, magie. Et puis Lullaby lui faisait penser à libellule, aussi, une jolie créature qui chatoie et plane en ronronnant doucement. Ca pourrait être le nom d'un chat.
Lullaby s'en était d'abord tenue à des déclarations peu personnelles, à ce formatage langagier qui protège un temps les aventuriers de la rencontre amoureuse sur internet. Cela avait convenu à Alex qui lui-même était empêché par une timidité congénitale de produire le moindre discours d'audace et de séduction. Mais la conjugaison de ces deux prudences risquait, à la longue, de rendre leurs échanges stériles. Alors le jeune homme avait cédé, une fois, à une invitation publiée sur le site de rencontres de participer à un "bal des timides". Il avait espéré y rencontrer fortuitement sa belle libellule. Mais il n'avait été capable que de rester accoudé au bar, se donnant une contenance en pianotant compulsivement sur l'écran de son portable et levant à peine les yeux parfois sur la piste de danse où de plus entreprenants que lui étaient déjà en train de fixer un prochain rendez-vous. Danseur abstinent, il s'était réfugié dans le rôle confortable de simple observateur. La virtualité était son aquarium, un monde de transparence protégé par des parois de verre. Il s'apprêtait toujours, se préservait toujours. Sa vie ne changeait pas. Ainsi on était sûr de le trouver là où il devait être. Voisin serviable, ami fidèle, bon fils.
Mais l'avènement de la trentaine l'avait saisi d'effroi et décidé à faire violence à sa nature. Se mettre en chasse, forcer le destin lui demandait un effort mental qu'il avait, certains jours, du mal à consentir. Il n'éprouvait, au fond de lui, aucune hâte à mettre un terme à une navigation solitaire sur l'onde tranquille de la jeunesse pour affronter les grandes marées du reste de la vie. Ce n'est pas lui qui redoutait de voir venir le jour où il serait trop tard. Mais la société agitait autour de lui des chiffons rouges pour l'exciter au combat. C'est elle qui faisait sonner le glas de la "dizaine fatidique" qui allait le disqualifier irrémédiablement. Pourquoi ne le laissait-elle pas attendre patiemment son heure, celle de l'immanquable rencontre où Mésa et Ysé se reconnaissent parce qu'ils se connaissent de temps immémorial? Alex était un jeune homme plein d'idéal. Il se délectait de rêver l'Autre. Le fantasme était dans sa vie une activité à temps complet.
Le jour de ses trente ans, ses amis lui avaient fait une belle fête et c'est leur extrême sollicitude, leurs attentions réitérées, l'énergie qu'ils avaient mise à le distraire qui lui avaient fait sentir le froid de la lame du couperet. Il avait traversé ce jour comme une longue condoléance qui cause plus de chagrin qu'elle n'en console. Le lendemain il s'était rué sur les sites de rencontres pour y poster un profil aussi avantageux que possible et s'affubler d'un nom de guerre : Alextrêmis. Une fusion de lui-même et de la déesse chasseresse, Artémis.
Il n'avait pas fait mouche du premier coup. Mais il avait pris goût à ces tchats confidentiels sur la toile, à ces effeuillages qui ne vous mettent à nu que pour vous envelopper d'une gaze de vérité arrangée. Il s'était réinventé avec jubilation et s'était mis à aimer lui-même cet avatar qui le protégeait et le trahissait tout à la fois. Car Alextrêmis c'était lui aussi, anonymé par une identité virtuelle qui le défaisait de ses entraves. Ses conquêtes, profils désincarnés, réduits à des fragments de textes, allusifs, elliptiques, prenaient chair peu à peu dans sa représentation mentale, devenaient des amantes, des maîtresses. Mais la facilité du jeu l'avait rapidement ennuyé. Il avait besoin d'un défi d'une autre taille. Et Lullaby était advenue, plus rétive, plus bridée mais plus intéressante, peut-être. Il avait reconnu en elle cette retenue naturelle, gage pour lui de distinction et indice de fraternité. Deux pudeurs allaient s'apprivoiser. Avec un peu de chance, ce serait une vraie histoire. Cette pensée avait insinué en lui de l'intérêt, de la curiosité et de l'impatience. Chaque nouveau rendez-vous faisait battre son coeur. Il revenait à elle comme à une promise et aimait à imaginer qu'ils tissaient des fils de fiançailles au gré de leurs conversations.
Or ce matin à huit heures il découvrait que la timide libellule avait posté une proposition hardie : pourquoi ne pas s'inscrire chacun de son côté dans le même cours de danse et tenter de s'identifier au gré des apprentissages et des pratiques? Une chasse au trésor, en somme, pour trouver l'Autre parmi les autres, le deviner, le reconnaître. Mésa et Ysé. Mais libellule ou cigale, la prudente aventurière n'était pas prête pour autant à expérimenter n'importe quel pas de danse. Elle posait les limites du jeu : ce serait tango argentin.
*
Depuis qu'il a pris connaissance de ce message Alex se sent anormalement agité. Il est au bord du précipice. Sa romance secrète s'apprête à quitter le virtuel. Il est un funambule mal assuré qui vacille et cherche son équilibre. Entre le possible et le réel. Il jette des coups d’oeil en bas à droite de son écran, où s'affiche l'heure, comme si le temps faisait quelque chose à l'affaire, comme pour s'octroyer encore la liberté de temporiser et l'illusion d'être maître de quelque chose. A peine remarque-t-il d'abord que les petits chiffres en surbrillance blanche au-dessus de la date indiquent huit heures. Tout à sa fébrilité, il continue de conjecturer et cela l'arrange que le temps lui laisse du temps. Après tout Lullaby n'exige pas de réponse immédiate. Il ne faudrait pas non plus qu'elle le sente hésitant et doute de sa motivation. Il trouve son idée jolie. Mais il faut qu'il sache au moins dans quelle école de danse s'inscrire. Voilà ce qu'il va lui demander. C'est curieux, le tchat semble ne pas fonctionner. Pas moyen d'envoyer son message.
- Putain d'ordi! Il va vraiment falloir que j'investisse dans un nouveau PC. Il bug de plus en plus. Allez! c'est pas le moment! Bon, je vais l'éteindre et le redémarrer. J'espère qu'elle est pas en train de s'impatienter.
Mais il a beau réitérer ses tentatives de connexion, rien n'y fait. Il bute sur l'appel lancé par Lullaby sans pouvoir y répondre. Il a bien remarqué maintenant que la petite horloge dans le coin inférieur de son écran affiche une heure invariable. Il s'agace, il tempête et constate avec dépit son impuissance. Posté devant son ordinateur, il croise les bras, croise les jambes, attend.
*
A force de fixer l'écran lumineux il se sent peu à peu gagné par une somnolence irrésistible. Il s'est levé un peu trop tôt ce matin et il se sent vain maintenant d'avoir rogné sur ses heures de sommeil pour être finalement rendu à l'inanité d'une conversation. Sa tête est lourde. Il a beau s'efforcer d'en contrôler le port, elle plonge en avant, roule sur son épaule. Il ferait mieux de se recoucher. Il retourne s'allonger sur son lit mais le sommeil cette fois refuse de le reprendre dans ses bras. Il s'agite et tâtonne autour de lui jusqu'à mettre la main sur le journal de la veille dont il avait abandonné la lecture parce que les nouvelles étaient trop déprimantes. Il retrouve à la Une le visage de haine qu'a pris le monde depuis quelques semaines, cette bouche tordue par un cri d'hostilité, cet index comme une arme à longue portée pointée sur une partie de l'humanité. Le fou de guerre est décidément le vainqueur présumé d'une compétition dont l'issue peut décider du salut ou de la perte de la planète entière. Alex parcourt l'éditorial qui, contrairement à l'habitude, ne comporte pas une once d'humour. Alarmisme sans distance. Second degré honni. Cette lecture ne va pas le divertir. Dommage car ses années d'études ne l'ont guère accoutumé à prendre les politiques au sérieux. Il a même plutôt contracté le réflexe d'appréhender avec ironie tout discours émanant de cette sphère. Le temps serait-il venu d'une trêve pour la plaisanterie?
Les autres pages du quotidien sont couvertes de résultats chiffrés, invérifiables, nouvelle forme de terrorisme inventée par les instituts de sondage. L'inflation numérique est accompagnée de photos grises sur lesquelles se déploient des foules vengeresses qui investissent les rues des grandes métropoles. On dirait que des peuples se lèvent et qu'il faut avoir peur, que l'humanité se démasque et révèle des traits qu'on ne soupçonnait pas. Il y avait donc tout ce fiel dans le coeur des hommes? On se félicitait pourtant d'avoir installé la paix depuis si longtemps. On se berçait de légèreté et de confiance. D'ignorance, sûrement. Mais l'Histoire n'aime pas que durent les temps d'insouciance. Il faut vite reprendre les armes, détruire et reconstruire le monde : c'est un cycle. Et les gentils garçons, comme Alex, les doux, les bienveillants, oublient volontiers cet éternel retour du même, ils pensent que les conflits mondiaux sont à jamais consignés en noir et blanc dans les manuels d'histoire. Alex appartient à une génération qui désire que la vie reste facile et drôle aussi longtemps que possible et qui n'a nulle envie de lui appliquer une grille de lecture anxiogène. A trente ans, Alex a de la guerre une représentation de jeu vidéo où le héros est un sniper malin, où la stratégie ressemble à une quête du Graal, où les vies perdues se regagnent. Cela l'assomme de devoir prendre au sérieux ce discours pessimiste, lui qui rêve seulement de rencontrer Lullaby.
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Il faut dire que depuis que cette pensée obsède son esprit elle en a pour ainsi dire chassé toute autre considération. Il n'a pas oublié cependant que c'est ce matin à huit heures que doivent tomber les résultats du second tour des élections. Jamais ce verbe ne lui a paru employé à si bon escient! Des résultats qui tombent, comme s'abat une malédiction, une pluie de grêlons, une nuée de sauterelles. Mais, pas plus qu'il ne peut renouer le lien rompu avec Lullaby, il n'est en mesure de découvrir les scores des finalistes. Alex ne sait pas s'il doit vraiment s'impatienter de cette rétention d'information. Il serait bien tenté de brutaliser un peu l'objet inanimé qu'il accuse d'en être responsable, ce vieux PC qu'il troquerait volontiers contre un jeune Mac plein de fonctionnalités révolutionnaires. Car il n'est pas entraîné à ne trouver personne au bout du clic ou sous la caresse digitale. D'aussi loin qu'il se souvienne il a toujours eu à portée de doigts la réponse à toutes ses questions. Alex est un enfant de l'immédiateté, qui expérimente pour une fois le temps dilaté. Impressions mélangées. C'est vrai qu'il n'a pas appris l'attente, l'oreille tendue au passage du facteur, les veilles prolongées au chevet d'un téléphone. Au lieu de cela il a développé un rapport compulsif à une technologie qui lui livre le monde sur un écran dans l'instant même de sa demande. Sans qu'il ait eu le temps pour la moindre conjecture ni le plus petit espoir. Et voilà que du temps lui est accordé. Un temps qui tergiverse, entre nuit pas encore retirée et jour qui hésite à s'imposer. Un temps stagnant qui étire l'activité humaine et la défait de son urgence et de sa trépidation. Une pause qui retient le flux d'informations en temps réel et met en échec la tyrannie d'une actualité à chaque instant réinventée. Une respiration. L'expérience n'est pas si désagréable. Et si c'était un signe? Une invitation à la circonspection? Qu'est-ce que Lullaby, au fond? Une devinette non encore élucidée? Un jeu de piste en perspective? Autant dire rien. Rien en tout cas qui justifie que l'on se précipite. Et puis le moment est-il bien choisi? Qu'adviendra-t-il d'Alex et Lullaby si la guerre est déclarée?
Alors, comme Adrien, comme Lucas, le jeune trentenaire va appuyer son front à la vitre pour interroger sa rue. Elle est à l'image de son écran d'ordinateur, en veille et baignée d'une semi-clarté opaque. Le spectacle est troublant. Alex se sent gagné par un sentiment de malaise. Face à cette rue inédite et à cette hésitation du jour à paraître il se découvre vulnérable et bien seul.
Le carcan de silence qui l'enserre est soudain brisé par un cri si puissant que les cloisons de plâtre de son mince studio en vibrent presque. Tiré de sa méditation par ce hurlement, il se précipite sur le palier. Il n'est plus seul. Tous les résidents sont sortis de leur retraite, pensant sans doute , comme lui, qu'il doit y avoir un lien de causalité entre la paralysie du temps et ce cri primitif.
*
Adeline a demandé à Alex de veiller encore un moment sur Sarah. Mais au-delà de son affabilité de cage d'escalier il n'y a pas chez le jeune homme de réelle curiosité pour la vie intime de ses voisins et voisines. Il affiche une bienveillance qui met en confiance mais il ne pose pas les questions qui invitent à la confidence. Sa pudeur peut être prise pour de la froideur. Il le sent bien. Mais plus il tente de corriger ce trait de lui-même plus il se trouve maladroit.
- Merci d'être venu, je crois que ça va mieux maintenant.
- Hum...On croit toujours qu'on va mieux. Je préfère quand même rester près de vous. On ne sait jamais.
- On ne sait jamais quoi? Vous croyez que je pourrais recommencer?
- Quoi?
- De perdre les pédales. De paniquer. De rêver que je veux tuer mon enfant.
- Non, peut-être pas. Mais d'avoir peur, oui. Peur de vous retrouver toute seule, face à ...tout ça...
- Vous voulez dire...ce truc qui arrive?
- Oui.
- Qu'est-ce que c'est d'après vous?
- Je ne sais pas. Mais c'est vrai que ça fait un peu peur.
- Ah! Vous avez peur vous aussi?
- Ben...Comme tout le monde, je suppose.
- Vous êtes seul aussi?
- Oui, finalement, oui.
- Pourquoi "finalement"?
- Oh, ça serait trop long à vous raconter.
- Dites. Parlez-moi. Je crois que ça me fera du bien.
- Vous croyez? Bon. Mais ça n'est pas très passionnant. Et même assez banal.
- Ça ne fait rien. Racontez.
- C'est juste que je devais rencontrer une personne.
- Aujourd'hui?
- Non. Bientôt.
- Et alors?
- Alors? Vous voyez bien qu'on ne peut rencontrer personne tant que...eh bien, tant que la situation n'évolue pas.
- Oui, je comprends. C'était un rendez-vous et il est annulé par ...ce drôle de phénomène.
- Peut-être pas annulé, enfin...pas définitivement. En tout cas ajourné, ça c'est sûr. Et pour combien de temps?
- C'était important pour vous?
- Disons que ça aurait pu changer ma vie.
Alex s'entend prononcer ces mots comme s'ils étaient ceux d'un autre. Est-ce la hantise de manquer ce rendez-vous qui le lui rend si déterminant pour le cours de son existence? Cet empêchement d'être lui découvre-t-il l'importance d'être, et même l'urgence d'être? On ne parle pas ainsi quand on pense qu'on a la vie devant soi. Ce sont les paroles d'un vieillard ou d'un condamné à mort. Des propos pleins de regret. - Je vais peut-être vous laisser maintenant, si vous n'avez plus besoin de moi.
- Oui, oui, allez-y, je me sens beaucoup mieux. Ça m'a fait du bien de parler avec vous. - Ah! tant mieux. Finalement, moi aussi ça m'a fait du bien.
- Vous dites souvent "finalement", non?
- Ah bon? Peut-être. Ça doit être les circonstances...
*
Finalement...Après tout...C'est l'état d'esprit dans lequel le jeune célibataire retrouve la pénombre mortuaire de son appartement et l'impassibilité de son écran d'ordinateur. "C'est peut-être mieux comme ça." Pour lui et Lullaby. Ce n'était pas encore une histoire. Ce n'était même pas une vraie rencontre. Rien n'est brisé. Quelques tchats, c'est tout, pas de quoi nourrir une nostalgie. Il n'empêche qu'un souvenir d'elle, si ténu fût-il, une effluve, un effleurement, un souffle dans son cou, un soupir à son oreille, lui serait un réconfort dans cette peur nouvelle. Un chaud sourire qui rassure. Mais il faut croire que ce n'est pas pour lui. Non, décidément, pas de romances dans sa vie, pas même une ex-idylle sur laquelle s'attendrir. Alex est un garçon sans histoires d'amour. Il a tout de même pour lui ses fantasmes, ses rêves. Certes sa mémoire amoureuse n'est pas encombrée de rencontres accomplies, de serments échangés, de bouderies, de bouts de chemin parcourus main dans la main, de pardons. Mais il n'est pas pour autant sans patrimoine amoureux. Tout ce qu'il a construit de scénarios possibles, toutes les chances qu'il s'est données, tous les miracles dans lesquels il a espéré, c'est son musée à lui.Il peut revisiter toutes les étapes de ces dernières semaines qui l'ont mené jusqu'à ce rendez-vous donné par une tchateuse imaginative. Il allait peut-être trouver, comme on dit, "chaussure à son pied". En tout cas ne plus être pieds nus. Après tout, pendant combien d'années s'est-il satisfait de ces amours imaginaires? Tandis que tous ses amis nouaient des liens qu'ils défaisaient pour en nouer d'autres. Il se dit qu'au fond c'est peut-être lui qui est dans le vrai. Ainsi, pas de déconvenue au bout du voyage. Lullaby n'était peut-être qu'une princesse en sabots. Comment savoir ce qui se cache derrière un pseudo? Il vient peut-être d'échapper à un piège, à une de ces arnaques que le Web réserve aux naïfs ou aux imprudents. Son imagination la déshabille soudain de toutes les vertus dont elle l'avait parée. Lullaby devient Boule de suif.
- Les belles rencontres sur la toile, ça n'existe pas. Sinon le Net ce serait l'île d'Utopia!
Tout ce qu'il a construit dans sa tête il peut le déconstruire : c'est le privilège des histoires virtuelles. L'image qu'il avait patiemment polie il la lacère maintenant avant de la jeter aux ordures. "Finalement", lui aussi est séduit par un infanticide. Il a envie de le confier à Sarah, de partager cela avec elle, cette faiblesse, cette honte. Qu'elle l'absolve à son tour, et rassure sa vérité. Il ouvre la porte, sort sur le palier et se trouve nez à nez avec Monsieur Émile et sa femme qui se hissent jusqu'à lui d'un pas haletant. Ils reviennent de l'hôpital, eux aussi. La séance de chimio n'a pas eu lieu.
à suivre...
Manuscrit déposé à la SACD
Luna Vicentino Temps mort chapitre 6 Monsieur Emile
Monsieur Émile s'appelle en vérité Monsieur Catinat. Comme cette rue de Saïgon qu'il fréquentait au temps de la guerre d'Indochine. Il a quatre-vingt quatre ans et porte beau encore même si, depuis un an, la maladie l'a affaibli. La chimiothérapie lui permet de jouer les prolongations mais au prix de quelles souffrances et de quelles fatigues! Sa femme , Violette, ne lui lâche plus la main depuis qu'elle le sait menacé. Elle lui dit qu'il faut qu'il se repose, pour reprendre des forces. Il répond que des forces il n'en a plus beaucoup et que , de toute façon, nous sommes tous mortels. Depuis qu'il a franchi, lui aussi, le cap douloureux d'une nouvelle dizaine, il est hanté par l'obsession de vivre ses dernières années. Quand il se réveille , la nuit, parce que sa vessie le chatouille, l'imminence de sa fin est la première pensée qui le remet en contact avec le monde. Il sait que le cancer ne fait qu'accélérer un processus inévitable. C'est pourquoi il ne met point d'espoir fou dans les progrès de la médecine. D'ailleurs les statistiques lui donnent raison : chaque année la mort emporte une moisson d'octogénaires, dont un certain pourcentage succombe à la terrible maladie. Pourtant, tout à l'heure, à l'hôpital, ses certitudes de mortel averti semblaient bien l'avoir abandonné. Il croit se souvenir qu'il s'est un peu emporté contre la secrétaire du service d'oncologie quand celle-ci lui a annoncé que son traitement ne pouvait lui être administré. Soudain il était devenu très vieux, capricieux, prenant cette hauteur de ton scandalisée des vieillards à qui on a manqué d'égards et s'insurgeant contre ce mauvais tour qu'on prétendait lui jouer. Une panne? Une panne du temps? Se moquait-on de lui? Un enfant ne croirait pas cela. Il n'avait pas voulu partir sans que la médecine ait pris, comme elle le devait, intérêt à sa souffrance. Il la redoutait pourtant cette nouvelle séance, la sixième d'une série qui désormais 43 organise sa vie, selon un rituel qui alterne injections éprouvantes, ponctions intolérables, phases de récupération et attente des résultats du dernier scanner ou de la dernière I.R.M. Cette étape est surtout redoutée par Violette qui doit s'efforcer, pour la tranquillité du malade, de modérer ses réactions, désolation ou regain d'espérance. - Ne t'énerve pas, Émile. Puisque la demoiselle te dit qu'il y a une panne générale, dans tout l'hôpital. Ce n'est pas seulement toi. Personne ne peut être soigné aujourd'hui. Émile a manqué le virage de l'informatisation et toute cette diablerie ennemie du genre humain qui met nos facultés au défi et tient nos vies en otage. Il maudit toutes ces technologies nouvelles qui compliquent la moindre de nos activités sous prétexte de l'alléger et d'en augmenter le rendement. A force de chasser l'humain de son territoire on est arrivé à cette aberration : un hôpital en panne! - Je ne m'énerve pas mais je voudrais qu'on m'explique! Comment la chose est-elle possible? Et toi tu crois à ces sornettes? Tu ne vois pas qu'ils nous racontent des bobards? Parce qu’on est des vieilles badernes ils croient qu'on peut gober n'importe quoi! Il se rappelle son exaspération devant le mutisme de l'employée, la colère qu'il avait senti monter en lui, se nourrir d'elle-même jusqu'à éclater enfin pour se répandre à travers les couloirs de l'étage et atteindre la salle d'attente du service où elle n'avait eu aucun mal à investir les esprits déjà tendus des patients assis là, aux aguets de la moindre information. Il lui semble bien que deux infirmiers, craignant sans doute un mouvement d'hystérie collective, s'étaient emparés de lui et l'avaient forcé à s'asseoir pour le confier finalement aux bons soins de son épouse. - Calme-toi, Émile. De toute façon, qu'est-ce qu'on peut y faire? Violette est douce. Elle se résigne sans effort, c'est dans sa nature. Quand Émile s'affole et s'agite, elle sait l'art de l'assagir, d'un tapotement bienveillant sur le dos de sa main. Il y a beau temps que les mots n'ont plus cours dans leurs échanges. Tout est dit, tout est compris, tout est partagé. Elle doit bien être un peu sceptique tout de même, elle aussi, sur cette histoire d'arrêt du temps. Ça ne s'est jamais vu cela! Et puis elle a encore l'oreille fine, malgré son âge, et elle a sûrement perçu cette petite fêlure dans la voix de la secrétaire qui tentait de les rassurer tandis qu'elle leur révélait la nouvelle la plus inaudible qui soit. Ça pourrait être vrai, alors? Ça voudrait dire que la fin du monde 44 ce ne sera pas une brusque montée des eaux, un nouveau déluge, un embrasement de la planète, un champignon toxique gros comme un nuage couvrant de sa nuit la surface de la terre, une mortelle métamorphose du génome? Tant de peurs inutiles, dont des prédicateurs fous ont fait trembler l'humanité! La fin du monde ce sera un caprice du temps, un accident dans le bon déroulement de l'activité terrestre, un grain de sable dans un engrenage rôdé de si longue date. Une fin si bête! Qui y aurait pensé? Et que pouvait-on y faire, en effet? Attendre encore? Rentrer chez soi? Les deux époux avaient finalement pris place sur un banc, dans le hall, comme pour afficher leur incrédulité et en appeler au respect général pour leur discernement encore intact. Mais la main d’Émile tremblait sous la paume de Violette qui faisait tous ses efforts pour dissimuler cette manifestation irrépressible d'anxiété. Elle était certaine que la jeune femme assise à leur gauche avait parfaitement perçu tout ce qu'ils essayaient de lui cacher, la friabilité de leurs existences, leurs appels de détresse en sourdine. Toute à sa gêne, elle s'était bien gardée de lever les yeux vers elle et n'avait pas reconnu Sarah qui elle-même s'interdisait tout regard intrusif et n'avait pas identifié non plus ce couple discret qui habitait son immeuble. Stupeurs muettes, tremblements enfouis, cloisonnement des émotions côte à côte sur un banc. Pendant que d'autres, dans cette salle des pas perdus, jetaient leur angoisse au cou du premier inconnu et que des peurs s'étreignaient dans une quête éperdue de réponse rationnelle. Repliement, exhibition : tout l'humain rassemblé là, dans l'étoilement de sa diversité. * Émile et Violette ont peut-être trouvé qui interroger en découvrant Alex sur le palier du quatrième étage. La jeunesse sait toujours tout plus vite. Elle a la maîtrise des outils de l'information. C'est elle qui met le monde à son pas. - Mais non, je ne sais pas, Monsieur Émile. Je suis comme vous, je m'interroge, je suis inquiet. Vous avez vu? On dirait que le jour ne veut pas se lever aujourd'hui. 45 - Alors ça veut dire que c'est vraiment la fin, ce coup-ci? Ça n'était jamais arrivé, n'est-ce pas? - Je ne crois pas. Sauf des éclipses, parfois. Mais, en général, c'est annoncé, on s'y prépare. Vous étiez dehors? Que disent les gens? - Rien. Il n'y a personne, pour ainsi dire. On a quand même trouvé un taxi qui stationnait devant l'entrée principale du Centre Hospitalier. Il nous a ramenés sans décrocher un mot. Il roulait lentement, comme s'il suivait un convoi funéraire. Je lui ai demandé d'allumer la radio, il a refusé, il a dit que c'était pas la peine, qu'il n'y avait rien de nouveau, que ça faisait des heures qu'on diffusait les mêmes infos. Jamais ce trajet ne m'a paru si long! - Excusez-moi, j'allais voir la jeune dame du deuxième, celle qui attend un bébé. Elle ne s'est pas sentie bien tout à l'heure. Je crois qu'elle est effrayée par ce qui se passe. - Je vous en prie. Cet aller-retour pour rien m'a épuisé. Il faut que je m'allonge un moment. Je n'ai pas pu recevoir mon traitement. C'est embêtant. Oui, c'est bien embêtant... * Ils entrent dans l'appartement. Il y fait sombre. Comme quand ils sont partis tout à l'heure. Tout est pareil. Aucune lumière matinale ne vient augmenter le volume des objets, leur donner un nouveau relief, faire saillir des angles, allonger des ombres. Les formes restent tapies dans une semi obscurité, on dirait qu'elles hésitent à paraître. Tout un quotidien qui se retient d'être, qui attend prudemment le coup d'envoi d'une nouvelle journée, un rai de clarté traversant le rideau, le premier quart d'heure sonné par le carillon Westminster. On dirait que l'appartement n'est pas sorti de son sommeil. Émile et Violette ont la sensation d'y pénétrer comme des intrus. Ils raccrochent leurs imperméables l'un à côté de l'autre aux patères de l'entrée. Violette instinctivement regagne sa cuisine. - Tu veux ton café, maintenant? Quel café? A quoi rime ce rituel des jours normaux? Cherche-t-elle à le rassurer par une apparente insouciance? Depuis qu'il est malade elle a pris cette habitude de lui 46 épargner toute contrariété. Mais il ne s'agit pas de cela! La routine est hors de propos depuis que le point du jour est devenu indépassable. Le comprend-elle, cela? Emile s'exaspère au fond de sa solitude. Il ne veut pas être rassuré par un petit café du matin. Sa tête est un bouillonnement d'interrogations. L'angoisse a posé ses doigts sur son cou et elle commence à serrer. - C'est bien embêtant, cette séance manquée. Pendant ce temps la tumeur en profite. Oui, exactement, elle profite, elle colonise tout! Le vieil homme s'affaisse dans le fauteuil près de la porte-fenêtre. C'est là qu'il aime bien se reposer quand il revient d'une séance de chimio. Il visite du regard la façade de l'immeuble d'en face et se laisse aller à des commentaires cancaniers qu'il adresse à Violette ou à lui-même. Mais aujourd'hui, étrangement, le bâtiment a plutôt son visage du soir, avec ses quinquets allumés à différents étages. Par endroits on devine la lueur bleutée des télévisions. Ailleurs des paupières sont restées fermées. Les habitants n'ont pas déserté les lieux pour partir au travail. Ou bien ils sont déjà revenus. Terrés sans doute, comme des bêtes apeurées. Ils ne se mettent pas aux fenêtres, ne se penchent pas aux balcons. Ils attendent , comme lui. Des sons familiers lui parviennent de la cuisine. C'est la voix qui présente, chaque matin, le journal de huit heures. Violette, peut-être plus inquiète qu'elle ne le laisse paraître, s'est décidée à interroger la radio. Émile tourne la tête en direction de la voix, comme pour mieux en recevoir les précieuses nouvelles. Mais la voix répète inlassablement la même déclaration : "Nous attendons d'un instant à l'autre les résultats des élections qui nous révéleront l'identité de celui qui exercera le prochain mandat à la tête de la première puissance du monde." D'ordinaire les nouvelles disent l'actualité. Mais qu'est-ce que l'actualité quand une permanence jamais expérimentée se substitue au défilement des heures? L'actualité est-elle cette permanence? Ou s'abolit-elle dans une perpétuité qui est à la fois son dépassement et sa négation? Quel défi pour l'intelligence humaine qui ne possède pas les clés de cette énigme vertigineuse! Cependant, comme une amie qui vous veut du bien, une idée vient s'insinuer doucement dans l'esprit perturbé du malade. Si rien n'est à attendre, aucune manifestation, aucune évolution, cela veut dire que le crabe qui s'est invité dans l'intimité de ses organes va cesser de lui grignoter des petits bouts de vie, qu'il va être 47 arrêté lui aussi dans son entreprise subreptice de démolition? Si aucune guérison n'est plus à espérer, aucune aggravation n'est plus à redouter non plus. Le cancer devient un état définitif, une donnée constante de l'être. Il n'y a plus à en avoir peur car on n'a peur que de ce qui peut nous arriver. *
Luna Vicentino Temps mort chapitre 6 (suite)
Le vieil homme est troublé par cette découverte. Il n'ose pas en faire la confidence à sa femme. A coup sûr elle l'accueillerait avec un de ses sourires d'indulgence qui l’humilient. Pourtant l'évidence de cette déduction lui donne la force de quitter son fauteuil et de se diriger vers l'étagère où sont disposés savamment les curieux spécimens de sa collection de bonzaï. Depuis qu'il est à la retraite il donne tout son temps et tous ses soins à ses petits compagnons qui lui tendent leurs moignons contournés, leurs frondaisons miniatures, leurs ramures en ombres chinoises. Il leur chuchote des tendresses tandis qu'il rectifie, muni de minuscules ciseaux, les pousses indisciplinées, les excroissances disgracieuses qui en compromettent l'harmonie parfaite. Leur prodiguer ses attentions lui procure un apaisement bien supérieur à celui de tous les antalgiques et sédatifs que lui prescrit le professeur Segond du service d'oncologie de l'hôpital. Violette ne s'immisce pas dans la relation intime que son mari entretient avec ces végétaux acrobatiques. Elle plaint parfois, silencieusement, leurs formes torses, leurs croissances convulsionnées, le nanisme forcé auquel les condamne le caprice d'un homme qui les trouve jolies ainsi, galantes et précieuses. Pour rien au monde elle ne se risquerait à porter une main profane sur ces idoles végétales, de peur de gâter malencontreusement une de leurs graciles épines, de faire choir sur le tapis une mignonne petite feuille ou de causer un dommage irréversible à leurs fines racines aériennes. Comme toutes les passions, celle d’Émile ne peut être partagée. Elle est de l'ordre de l'incommunicable. De l'inconnaissable. Violette ne force pas la porte de ce jardin merveilleux. Elle, elle a ses aquarelles. Ses marines imaginaires exécutées depuis son atelier improvisé dans l'ancienne chambre de leur fils. Elle sait qu'elle n'a pas le don. Elle fait beaucoup d'erreurs, de proportions, de perspective. C'est égal. Elle a ses paysages à l'eau, comme Émile a les siens, en pots. Leurs évasions.
*
En cajolant ses dociles amies, Émile pense à la guerre. Pas seulement à celle qui pourrait menacer l'équilibre incertain de ce monde si l'homme aux sourcils froncés et à la bouche tordue remporte les élections. Tandis qu'il couve d'un oeil caressant son minuscule jardin de cultures en étagères, il revoit la guerre qu'il a faite là-bas, il y a tant d'années, dans ce pays de moussons torrentielles et de typhons rageurs qui couchent les hévéas sur les routes et décoiffent les habitations de leurs toitures ondulées. De ses faits d'armes il n'a jamais parlé. Un peu de honte , peut-être? Il avait embarqué un jour de ses dix-huit ans. Pour défier son père. Pour voir du pays. Engagé, sans métier dans les mains, sans armes dans ses bagages. Juste faire le mécanicien sur les avions. Il apprendrait là-bas. Sa guerre à lui, quand il la racontait, c'était les copains, le bon temps pris à Dalat où l'on respirait mieux, les filles. Kim, surtout, qui avait une petite voix de marionnette, portait si gracieusement l'ao-daï et lui prodiguait cette douceur incomparable des femmes orientales qui sourient à tout , tout le temps. Il y a si longtemps de cela! Pourtant il se souvient de tout. De sa nuit sur une jonque dans la baie d'Halong, à pêcher le calamar au lamparo avec les copains. De la sérénité écrasante des colosses d'Angkor, au cours d'une mission au Cambodge voisin, et des banians repoussés sur les ruines des temples, enlaçant de leurs racines tentaculaires les vieilles pierres endormies. En a-t-il la nostalgie? Ce qui est sûr c'est que l'envoûtement lui est resté et a laissé en lui une envie d'Orient jamais étanchée. Il s'était dit qu'il y retournerait un jour. Puis il y a eu madame Catinat. Pas l'âme voyageuse pour un sou. L'exotisme au bout du pinceau, seulement. Alors, l'Indochine, "l'Indo" comme il disait, s'était creusé une petite place bien à l'abri dans sa mémoire et il venait secrètement lui rendre un culte chaque fois qu'il devait prodiguer ses soins à ses petits arbres, répliques en modèles réduits des bonzaï géants dont les tailles sophistiquées l'avaient fasciné à Hoï an et à Hué.
*
Monsieur Émile est complètement apaisé maintenant. Il investit avec bonheur cet espace qui s'offre à lui de permanence et de tranquillité. Si les aiguilles des horloges ont cessé de courir sans que l'humanité ait été effacée de la surface de la terre, alors, aussi inouï que cela soit, on serait en train de faire l'expérience...de l'éternité! Une éternité lisse, un monde rassurant, sans aucun devenir incertain pour en gâter la stabilité. Plus de colère. Plus de peur. Plus de projets inutiles, de dépense dérisoire d'énergie. Une insouciance gagnée par l'abolition du lendemain. La simple satisfaction d'être au monde. Est-ce une nouvelle réalité? Est-ce un rêve? Est-ce une rédemption accordée par le Créateur pour dédommager l'humanité de toutes les épreuves qu'elle subit depuis la nuit des temps bibliques? Est-ce seulement...un sentiment?
Monsieur Émile abandonne ses reines de beauté figées dans leurs pots de terre cuite, ouvre la porte-fenêtre pour s'emplir les poumons de cet air inédit, s'avance sur son balcon et contemple cette ville qui ne respire plus qu'au ralenti. Il devine qu'il n'est pas seul dans cette posture. Sur sa gauche, deux étages au-dessus de lui, un homme fume une cigarette, le regard perdu vers l'horizon. C'est Jacques Pierre-Sainte, l'écrivain.
Dans la cuisine, Violette s'est refait un café au lait.
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Luna Vicentino Temps mort chapitre 7 Jacques Pierre-Sainte
Veuf, la quarantaine assumée, Jacques Pierre-Sainte n'a pas la faveur de son voisinage. Trop lointain, certains disent hautain, on lui reproche son humeur ombrageuse et surtout cette façon qu'il a de se dérober à la conversation. Dès son installation dans l'immeuble il a suscité la méfiance. On a bien perçu qu'il fallait mesurer ses paroles devant lui, certains se sont sentis évalués, disqualifiés parfois. Les femmes surtout sont mal à l'aise en sa présence et en arrivent à se juger stupides elles-mêmes sous la toise de son regard.
Perché au dernier étage, dans un étroit deux-pièces dont il n'occupe le plus souvent que le salon transformé en bureau, ce solitaire taciturne a choisi de vouer sa vie à l'écriture. Mais il n'a pas toujours été écrivain. D'abord journaliste à la pige, après de brèves études de sociologie, puis enseignant vacataire sans réelle qualification, il s'est imaginé un talent de raconteur d'histoires, plutôt spécialisé dans la fable ou la nouvelle philosophique. Deux ouvrages publiés à compte d'auteur ne lui ont valu jusque-là qu'une notoriété anecdotique : un article élogieux dans le quotidien régional, une invitation de la principale librairie de la ville pour une séance d'autographes. N'importe, il s'accroche à son rêve.
Au cours des derniers mois son rêve a pris la forme d'une chronique relatant les progrès d'une psychose générale. C'est sa façon à lui d'appréhender les récents événements sur lesquels les médias posent leur loupe déformante. Sa méfiance à l'égard de la puissance hallucinatoire de la langue journalistique le tient à l'écart des passions qui empoisonnent les coeurs de ses concitoyens et le préserve de la terreur qui gagne la population depuis quelques semaines. S'approprier l'actualité, au lieu de la subir, et en faire la matière d'un travail d'écriture, c'est le sens qu'il donne, pour le moment, à sa situation marginale. Ce n'est pas qu'il soit totalement exempt d'inquiétude et de pensées sombres, mais faire une petite histoire d'un épisode de l'épopée humaine lui donne le sentiment d'avoir, si peu que ce soit, la main sur l'Histoire.
Cependant, s'il lui arrive parfois de s'enivrer de l'illusion d'un pouvoir démiurgique, son rêve le plus souvent est sa croix et son bûcher. La muse est rarement exacte aux rendez-vous qu'il lui fixe. Il faut dire qu'il la convoque généralement au petit jour. Il veut être à la tâche quand la nuit se dilue progressivement dans la clarté naissante de l'aube. C'est l'instant de l'émerveillement devant le miracle de la vie qui revient. Puis c'est le rituel du premier café et de la première cigarette. Et les heures commencent à s'égrener comme les prières d'un chapelet au bout duquel il n'a souvent commis qu'une chétive phrase opiniâtrement effacée et recommencée.
*
Ce matin de décembre, comme à l'ordinaire, il a pris place devant son écran, a cliqué sur son traitement de texte, l'index droit sur la souris, a placé le curseur en retrait du bord de page pour ménager un alinéa. C'est ainsi qu'il commence chaque fois un nouveau paragraphe ou un nouveau chapitre. Tremplin pour prendre son élan. Il est disponible pour l'acte d'écrire. Il sait que ça peut être long parfois. Car d'abord l'idée est absente. Mutisme têtu de la page immaculée. Puis des tentatives maladroites pour en forcer la virginité. Des jets de mots, aussitôt désavoués. Aujourd'hui semble pire que d'habitude. La première phrase est plus rétive qu'une mule. L'écrivain lève les yeux au-dessus de son écran. La nuit qui s'attarde dehors ne l'aide pas. Il espère dans les prochaines minutes, dans cette aurore qui va paraître et stimuler son énergie créatrice. Mais l'éveil du jour lui paraît bien lent aujourd'hui. Il est tenté d'allumer tout de suite une deuxième cigarette. Il attend. Il va plutôt se préparer un autre café.
Le café bu, rien n'est changé. Le paysage urbain dans l'encadrement de la fenêtre est resté vaguement ténébreux. La page sur l'écran étale toujours sa pureté glaçante. D'habitude la phrase inaugurale finit par émerger d'un magma de mots et vient broder en haut du grand rectangle blanc un petit feston noir de gauche à droite.
Ce matin, rien.
Jacques Pierre-Sainte se lève, allume une seconde cigarette qu'il va fumer sur le balcon en attendant tranquillement que le jour se lève.
*
Il a devant les yeux la longue façade de l'immeuble d'en face, parsemée de points lumineux. Son regard ne s'y attarde pas et se déporte aussitôt sur la droite où la mosaïque d'ardoises et de tuiles est chaque matin le théâtre de ces levers du jour qu'il guette dans un mélange de méfiance et d'espoir. Toutes les aubes le ravissent, les aubes mouillées qui enduisent les toits d'une laque étincelante, les aubes brumeuses qui dérobent les sommets des clochers et des tours, les aubes orageuses qui étouffent sous leur encre la lumière qui veut naître, les aubes d'hiver paresseuses, celles impatientes des beaux jours. Elles sont le décor qui lui dit " Tout est possible ce matin. Tente ta chance. C'est l'heure précieuse. Saisis-la."
- Décidément, l'inspiration ne vient pas aujourd'hui.
L'écrivain superstitieux est tenté d'en attribuer la faute à cette nuit qui tarde à se retirer. Désoeuvré, il s'abandonne à une rêverie pleine d'interrogations.
Pourquoi tant de poètes ont-ils célébré cet instant fugitif? Pourquoi tant de peintres se sont-ils lancé le défi d'en fixer l'évanescence? Qu'est-ce qui rend si cher aux artistes ce halo d'or pâle baignant un coin de nature ou un décor industriel? Si ce n'est précisément son instantanéité, sa brièveté frustrante, sa vocation à mourir au moment de paraître? Le peintre qui va "sur le motif" guette en embuscade les premiers frémissements de jour dans la nuit qui s'enfuit. Il n'aura pas tout son temps pour en capturer la magie sur sa toile. Il en sera réduit à ne pouvoir transmettre que l'impression de cette fulgurance. Le poète en retravaillera inlassablement le souvenir ébloui, en ajoutant des mots aux mots jusqu'à communiquer une approximation de son extase.
Jacques Pierre-Sainte se laisse, non sans plaisir, entraîner dans la spirale de sa méditation.
La beauté de ce qui ne dure pas est aussi celle de la fin du jour, cet autre crépuscule. Que de couchers de soleil dans les galeries d'art, dans les musées, les expositions! Que de soleils couchants dans les anthologies de la poésie! Ce miracle-là aussi n'est qu'un passage, même s'il paraît s'offrir plus complaisamment à la contemplation. Le capturer dans son mouvement tient de l'exploit. En restituer la somptuosité, du génie.
- C'est pour ça que nous aimons tant la splendeur des automnes, les floraisons éphémères du printemps, tout ce qui porte sa fin dans son commencement. Nous croyons tous que nous rêvons d'une vie éternelle alors qu'en vérité nous sommes attirés par ce qui ne fait que passer. En fait, nous nous faisons illusion à nous-mêmes!
Jacques Pierre-Sainte poursuit sa réflexion sur cette fascination morbide, sur le goût des hommes pour les passions dévastatrices et leur aliénation à tout ce qui menace de leur échapper.
- C'est vrai que ce qui nous attache, ce qui nous rend fous d'amour c'est la liberté de l'Autre d'apparaître et de disparaître.
Valeur inestimable des choses temporaires!
*
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Luna Vicentino Temps mort chapitre 7 (suite)
L'écrivain peu à peu se sent engourdi par cette réticence de l'aube. Ses sens ne sont pas stimulés comme à l'ordinaire quand il est en vigie au-dessus de sa rue. Tout son corps semble lui indiquer que le temps ne s'écoule pas normalement. La ville ne pousse pas son rugissement de première heure de pointe. Elle ne dégage pas non plus sa vilaine odeur de poussière carbonifère. Même les corbeaux nichés à la cime des arbres dénudés ont l'air de retenir leur choral funèbre. Jacques Pierre-Sainte tire une dernière bouffée mais ne peut se décider à rentrer. Un étrange sentiment s'installe en lui, le sentiment que le monde ne tourne pas rond, que la vie s'est arrêtée de battre, que le temps est sur pause : un sentiment d'éternité.
Ce sentiment lui est-il pénible? Lui est-il agréable? Difficile à dire. Bizarrement il se sent plus léger, délivré en quelque sorte de l'attente d'une aurore qui s'abolira comme un mirage et lui laissera le goût amer d'une promesse non tenue.
- Mais comment vais-je écrire la suite de mon histoire, moi, s'il ne se passe plus rien? Ce sera une histoire sans fin? Sans intérêt, donc. Une histoire inutile. Au fond, cette chronique ce n'était pas une bonne idée.
Le temps de l'invention romanesque greffé sur celui des événements en temps réel ne lui avait pas paru un choix risqué pour un narrateur. Comment aurait-il pu prévoir? Appuyé à la rambarde de son balcon ce chroniqueur d'une actualité en panne se sent floué par un caprice du temps qui empêche les choses d'aller leur train ordinaire. Perplexe, il se décide à rentrer et reprend son poste devant sa page blanche. Le curseur est resté pointé sur son emplacement en léger retrait. Par habitude l'écrivain renoue avec l'attente du premier mot. Il sait qu'elle peut être interminable parfois. Et quand le mot paraît il est souvent comme une digue infranchissable retenant le flux textuel d'inonder la page sauvagement. Cette déconstruction du temps Jacques Pierre-Sainte en fait régulièrement l'expérience. Il sait tout de cette dilatation où la pensée se perd et n'accouche que de bouts d'hypothèses qu'aucun acte d'écriture ne valide finalement. Ce temps déstructuré c'est son moment d'éternité à lui, chaque matin, en marge des emplois du temps qui font courir les autres hommes, les organisent et les rassurent.
Mais aucune éternité particulière ne ressemble à l’Éternité, pas plus celle de l'écrivain égaré dans le désert d'une page sans mots que celle du clochard dont la vie se dissout dans l'uniformité des jours. L’Éternité, celle qui ne laisse aucun espoir, nul ne peut en témoigner. Elle ne se met à la portée de l'intelligence humaine qu'en tant qu'elle est l'inverse de la condition de l'homme. Les archives de l'humanité n'en possèdent pas d'exemples. Même l'imagination d'un auteur de fiction capitule quand il s'agit de se représenter ce qui n'a pas de fin.
*
Pas de destin donc pour les acteurs du scénario que Jacques Pierre-Sainte avait conçu, calqué sur une actualité pleine d'incertitudes et de frayeurs.
- Qu'est-ce que je vais faire maintenant de mes bonshommes? On ne saura jamais s'ils avaient raison d'avoir peur. Aucune possibilité ne leur sera offerte de se comporter comme des héros ou comme des salauds. Ne rien devenir c'est quand même la pire des malédictions pour un personnage. Pour un homme aussi.
Quel eût été d'ailleurs le dénouement le plus efficace de ce drame collectif? Quel sort il eût été préférable de réserver à cette humanité de papier? Le même que celui dont les urnes auraient décidé dans la vie réelle? Paix des peuples ou guerre mondiale? Fin lyrique ou fin tragique? La première aurait donné tort à la peur, cette peste des coeurs, et démontré une nouvelle fois que le pire n'est jamais sûr, qu'un nouveau conflit mondial n'est définitivement plus pensable. La seconde aurait justifié la terreur et la haine qu'elle nourrit. Le public a généralement une préférence pour les happy ends. Mais lui offrir le spectacle désolant d'une énième tentative d'extermination de l'humain par lui-même aurait peut-être eu le pouvoir de lui en inspirer le dégoût à jamais.
Nul ne le saura puisque une interruption de la course du temps prive le drame de toute issue. Les personnages de Jacques Pierre-Sainte sont emmurés dans une peur panique, sans raison peut-être, ni fin.
à suivre ...
Manuscrit déposé à la SACD
Luna Vicentino Temps mort Epilogue
I
La nuit épaisse et silencieuse est traversée d'une secousse. Un tremblement qui se répète. Lointain d'abord, il se rapproche peu à peu, insistant jusqu'à devenir insupportable.
Encore enseveli sous des draps de sommeil, Adrien tend une main en direction des vibrations qui grondent sur le bord de la table de chevet. Sa tête est lourde et douloureuse. Qui l'appelle à cette heure? Et d'ailleurs quelle heure est-il? Il n'était pas arrivé au bout de sa nuit. Il approche l'écran tout près de ses yeux : il est quatorze heures. Petite nuit. Il n'a dormi que six heures. Ce qui peut expliquer qu'il ait la tête dans un étau. Ça, et l'alcool...
Il faut dire qu'il avait emporté dans sa nuit un paquet de pensées sombres que sa petite fête au Blue H n'avait pas suffi à chasser. Il s'était autorisé cette dernière sortie comme une bravade contre les passions tristes qui menaçaient la paix. S'amuser quand même, pour dire et se dire que tout va bien, qu'on ne va pas mourir demain. Adrien n'est pourtant pas ce que l'on peut appeler un tempérament bilieux. Son naturel dilettante l'a toujours préservé d'être inquiet pour l'avenir. Les impatiences de sa mère sont pour lui, chaque fois, un nouvel assaut qu'il faut repousser, sans violence, une source d'angoisse contre laquelle il faut apprendre à se protéger, par la désertion. Mais, depuis quelques semaines, il doit affronter un autre adversaire, plus difficile à contrer, un ennemi intérieur qui le taraude en dépit de toute son application à l'ignorer : la peur, qui s'est insinuée en lui, peur qu'un affrontement titanesque ne fasse de lui le soldat inconnu ou le civil collatéral qui sera sacrifié sans merci à des enjeux supérieurs. Ses cours d'histoire lui ont appris que, même si aujourd'hui les conflits ne se règlent plus au champ d'honneur, il arrive toujours un moment où la bataille devient terrestre. Qu'adviendra-t-il alors d'un éternel amateur comme lui? Devra-t-il s'engager? Sera-t-il enrôlé de force? Doit-on servir son pays? En lui offrant son sang, sa vie, ses rêves? Lui qui ne s'est jamais passionné pour le débat politique, voilà qu'un fou de guerre tient son indifférence dans une main de fer et le contraint à envisager le pire. Adrien n'aime pas qu'on l'oblige à trembler. Il se met à l'abri des épouvantails. Et quel refuge plus sûr qu'une plongée dans les abysses du sommeil? Même si on y emporte ses frayeurs inavouées.
*
Le vibreur , c'est la sentinelle, l'annonceur de nouvelles. Qui fait de vous une personne éclairée dans le temps de l'événement. Sans délai. Le portrait qui s'affiche sur l'écran, dans la main d'Adrien, ne laisse aucun doute : contre toute appréhension, le candidat pacifiste a remporté les élections! Le score est serré : cinquante trois virgule un pour cent contre quarante six virgule neuf pour son adversaire. Le jeune homme enfouit dans son oreiller l'émotion qui le submerge. Il ignorait qu'il avait en lui toute cette tension.
- Ça ne fait rien, on n'est pas passé loin. Il y a quand même tous ces timbrés qui étaient prêts pour un nouveau carnage.
Cela non plus il ne le savait pas. Que tous les hommes ne sont pas faits du même bois. Qu'on peut avoir l'envie de la guerre, l'impatience du feu, qu'on peut trouver sa raison dans la détestation d'un Autre. Que l'humanisme n'est pas une posture naturelle à l'homme. Que cela s'apprend, s'éduque.
- Quelle bande d'abrutis! Un peu plus, on était bons pour une nouvelle hécatombe planétaire. On est vraiment passés tout près. Ça fait froid dans le dos!
Des voix, qu'il n'avait pas perçues d'abord, lui parviennent, mêlant leurs registres. Ses parents sont là, rentrés plus tôt que d'habitude sans doute. Il veut partager avec eux le soulagement et la joie. Il se lève, traverse le couloir, pousse la porte du salon. Deux silhouettes se tiennent embrassées devant le poste de télévision. Sa mère pleure doucement. Son père ajoute son commentaire personnel à ceux des journalistes, politologues, directeurs d'instituts de sondage, invités sur le plateau d'une chaîne d'infos en continu où les mêmes images reviennent en boucle : le vainqueur, bras levés, souriant à la foule. Le sauveur. Des mains se tendent vers lui, une femme lui présente son enfant, une autre est prise d'un malaise, des milliers de petits drapeaux font un tableau impressionniste. C'est la fête là-bas. Là-bas où il est huit heures du matin, heure locale.
*
- Ah! Adrien, tu es réveillé. Tu connais les résultats?
- Oui, je viens de les découvrir. On peut dire qu'on a eu chaud!
- C'est sûr! Cette fois-ci on on a vraiment frôlé la catastrophe. On peut tous respirer maintenant.
- Ouais. Mais moi j'ai fait un drôle de rêve. J'ai rêvé que je me réveillais et qu'il était huit heures du matin. Tout le temps.
- Comment ça, "tout le temps"?
- Ben, que le temps ne s'écoulait plus, qu'il s'était arrêté. Qu'il n'y avait plus de temps! Et vous, vous étiez dans mon rêve. Vous n'aviez pas pu aller à votre travail. Il n'y avait plus de travail. Alors vous étiez rentrés et vous attendiez les résultats des élections devant la télé, comme ça. Toi, Maman, tu pleurais, mais pas comme tout de suite, pas de joie : tu pleurais de peur, tu te cramponnais à Papa. Et lui, il essayait de te rassurer. Après, je suis descendu dans la rue, pour voir. Et là, il n'y avait plus rien qui fonctionnait normalement. Dans la vitrine de Monsieur Zapo toutes les montres, tous les réveille-matins étaient arrêtés sur huit heures. C'était flippant. J'ai fini par m'asseoir sur un banc. Pour attendre. Je crois qu'un clochard est venu s'asseoir à côté de moi. Je ne suis plus sûr.
- Ça , c'est vraiment étrange, Adrien. Parce que figure-toi qu'à huit heures ce matin, on est bien partis au boulot, comme d'habitude, mais on était tellement angoissés par ces fichues élections qu'on n'a pas eu le coeur d'y aller. Ton père et moi, on s'est dit que de toute façon, s'il y avait la guerre, ça ne servait plus à rien d'aller travailler et de faire comme si de rien n'était. On était tellement sûrs que l'autre dingue allait gagner! Alors on a décidé de rentrer à la maison et d'attendre que les résultats soient annoncés à la télé.
- Ah? C'était pas que dans mon rêve, alors? Mais je ne comprends pas, ça fait combien de temps que vous êtes ici à attendre?
- En fait, on a fait demi-tour presque aussitôt. On voulait être là quand les résultats tomberaient, à huit heures. En cas de bonne nouvelle, on aurait toujours pu repartir au travail avec un peu de retard. On s'est plantés là et on a retenu notre souffle. On était tellement terrorisés. Et puis il y avait la télé qui rabâchait toujours les mêmes infos. Les journalistes, ils étaient comme nous, ils n'en savaient pas plus, ils attendaient, eux aussi, et, en attendant, ils meublaient. Je crois qu'on a fini par perdre la notion du temps.
- Et la nouvelle, elle est tombée quand?
- Elle vient de tomber, à l'instant.
Le jeune homme est perplexe. Troublante parenté du rêve et de la réalité...Il y réfléchira plus tard. Pour le moment il a seulement envie de fêter cette libération dans la rue, avec tous les autres gens, ceux qui ont eu peur, comme lui, comme ses parents, et pour qui, maintenant, la terre peut se remettre à tourner.
II
La cage d'escalier résonne du bruit des voisins, sortis sur leurs paliers pour s'étreindre à pleins bras, échanger violemment des soupirs et des larmes. Adeline et Sarah ne peuvent plus se désembrasser tant ce partage d'émotions les réconforte et les réchauffe. Lucas s'immisce dans leur duo et se serre bien fort contre sa mère, les deux bras enroulés autour de sa taille. Il voit que maman n'a plus peur, qu'Adrien n'est pas mort gelé sur le banc, que Sarah n'est plus triste. Tant pis s'il n'a pas compris tous les mots des grands. Comme "à feu et à sang". Où le feu? Le sang de qui? Et qui veut mettre le monde à feu et à sang? "L'autre cinglé"? C'est qui? Ce qu'il a compris c'est que c'était suffisamment grave pour que le directeur n'ouvre pas l'école et que les parents gardent les enfants à la maison. Alors c'est ça, la guerre? C'est quand les parents ne vont plus au travail? La guerre, ça supprime le travail? C'est quand les papas ne reviennent plus? Qu'il n'y a plus dans les immeubles que des mamans et des enfants? Et des vieux monsieurs comme Monsieur Émile?
Adeline prend son fils dans ses bras et le couvre de baisers sauvages qui font presque mal.
- Pardon, mon chéri, pardon, pardon!
Elle s'en veut maintenant de n'avoir pas été une mère rassurante. C'est malgré elle, elle ne sait pas filtrer ses émotions, elle a besoin de les livrer toutes crues, qu'on l'aide à les porter. Elle a tout le temps peur, de tout. Encore plus depuis qu'elle a Lucas. Et qu'elle est seule avec lui. Alors, une menace de guerre...Quel avenir pour son fils? Comment le protéger? Elle n'a pas su faire semblant. C'était au-dessus d'elle.
Lucas continue de ne pas comprendre. Pourquoi maman demande pardon? Elle n'a rien fait de mal. Si c'est pour l'album, ce n'est pas grave. Les cartes on les échangera plus tard. Cet après-midi, peut-être, si le directeur ouvre l'école. Après ça le directeur il ne pourra plus être intraitable. Parce que lui aussi il a dû avoir peur. C'est comme le patron de maman : il sera sûrement plus compréhensif maintenant.
*
Quatorze heures trente. Ils sortent des halls d'immeubles, débouchent des angles de rues, s'agglutinent en grappes compactes devant la haute porte de bois bleu écaillé dont les battants sont largement ouverts comme deux grands bras. Parents et enfants se pressent dans cette entrée redevenue accueillante, se hâtent de se séparer parce qu'il ne faut pas se mettre en retard. Le temps a repris ses droits et tout le monde est heureux de se soumettre de nouveau à sa loi tyrannique. Adeline et son fils, main dans la main, passent devant le banc public et font mine, comme à l'ordinaire, de ne pas remarquer la forme humaine qui en occupe toute la longueur.
- T'as vu? Lui, il a pas bougé. Il a pas eu peur. Normal : c'est lui qui fait peur! C'est un ogre!
L'ogre est-il un fantasme de Lucas? Sa présence aux côtés d'Adrien, sur ce banc, n'a-t-elle été qu'une vision illusoire d'enfant effrayé? Et Leur conversation? Peut-être fait-elle partie du rêve d'Adrien? Peut-être le clochard cristallise-t-il les peurs de l'homme social, comme l'ogre est une incarnation de celles de l'enfant? La guerre, qui met les villes en lambeaux, laisse aussi les hommes en haillons, des ombres qui mendient leur pain et gueulent leur misère quand leur raison a implosé sous les bombardements. Le sans-abri, le sans-famille, dont l'identité est un sigle brutal, existe-t-il vraiment? Où n'est-il qu'un démon? Le nom d'une psychose?
*
L'enfant s'est échappé des bras de sa mère. Il a rejoint Théo, Enzo, Jimmy et les gentils monstres de l'album. La cour de l'école retentit de nouveau de clameurs et de rires. Les maîtres, sous le préau, oublient de surveiller. Adeline traverse la rue et va se poster à l'arrêt de bus. La ligne A va passer, c'est sûr. Elle va retrouver ses collègues, sa place dans l'open space, la sonnerie du téléphone de bureau. Pour une fois elle n'aura pas à justifier son retard.
Sur le trottoir d'en face, il est là, l'SDF, comme dirait Lucas. Il dort.La jeune femme se demande comment il a vécu la situation. L'a-t-il vraiment vécue, d'ailleurs? Fossilisé sur son banc, a-t-il senti que la terre s'était arrêté de tourner? A-t-il retenu son souffle, lui aussi, dans l'attente de la nouvelle? Un être comme lui, débranché de toutes les contraintes de la vie sociale, est-il sensible à l'actualité? Ce mot a-t-il une signification quand on ne regarde vers aucun avenir, qu'on a sabordé le passé et qu'on n'existe presque pas au présent? Quelle différence peut faire la guerre dans une existence où l'on ne tient déjà à rien?
Le bus arrive, asphyxié de voyageurs. Adeline s'y engouffre et cherche refuge près de la vitre pour y respirer la lumière. Dehors, au pied de son immeuble, elle aperçoit Sarah et Alex. Ils ne vont nulle part. Ils sont là, dehors. Ils rient. Ils rient aux éclats.
III
- Alors, "finalement", il ne va rien se passer!
- C'est ça, il ne va rien se passer.
- Plus de peur que de mal, comme on dit.
- On le dit.
- Vous n'y croyez pas?
- Je ne sais pas. Il y a quand même quarante sept pour cent de tarés qui veulent en découdre. Combien de temps les politiques vont-ils contrôler la situation? Les hommes n'aiment pas que la paix dure trop longtemps.
Sarah caresse son ventre. Le petit locataire qui sortira de là dans quelques mois ne sera pas un malheureux, un maudit, un sacrifié. Il ouvrira ses yeux tout neufs sur un beau jour d'avril, la lumière sera pure, l'air sera doux. Il s'endormira confiant sur le sein de sa maman. Il ne saura jamais dans quels ténèbres d'angoisse et de désespoir elle avait erré un matin de décembre. Ni qu'un instant elle avait cessé de vouloir le connaître. Et qu'elle avait renoncé à leur rencontre sur l'écran de l'échographe. Comment avait-elle pu quitter l'appartement avant de connaître le résultat des élections? Comment continuer à porter un enfant s'il y avait la guerre? Et dans quelles conditions lui donner la vie? Aurait-elle même le temps de le mettre au monde? Il fallait qu'elle retourne chez elle. Qu'elle sache. Sur le chemin du retour, des souvenirs douloureux l'avaient hantée. Des récits qu'une vieille voisine de ses parents leur avait faits de la gestation dans les camps de la mort. L'horreur absolue. Cette malheureuse y avait survécu mais elle disait que l'internement, les privations et les sévices avaient gravement endommagé la santé mentale de sa fille. Anorexie. Troubles bipolaires. Tendance suicidaire. Cette fille, devenue adulte, n'avait jamais pu trouver sa place dans la société. Elle était inapte à toute activité professionnelle. Elle vivait seule, isolée dans sa folie, elle était méchante et ne prenait aucun soin d'elle. Les dégâts étaient irréversibles.
Tréblinka. La gestation dans les camps. Sarah n'y survivrait pas. Mais au cinquième mois les délais pour une interruption de grossesse étaient largement dépassés. Elle était prise au piège de son propre égoïsme. Même en temps de paix cette maternité solitaire était une gageure. Elle n'avait pensé qu'à elle. Elle se croyait suffisamment forte. Mais là, au bout de sa course éperdue, essoufflée sur le palier du premier étage, elle avait été saisie de vertige, trop faible pour répondre aux questions de sa voisine. Elle n'aspirait plus qu'à un anéantissement de tout son être. Qu'il n'y ait plus d'attente de quoi que ce soit. Que le temps n'aille pas plus loin que cet instant d'endormissement. Que le monde se dissolve dans un oubli total.
*
- Vous ne savez toujours pas si c'est un garçon ou une fille?
- Non. Ce n'est plus important.
- Pourquoi dites-vous cela?
- Parce que s'il y avait eu la guerre, garçon ou fille, ça n'aurait pas fait de différence. Une vie c'est une vie. Les enfants sont tous exposés aux mêmes dangers.
- Alors, qu'est-ce qui est important?
- Qu'il soit en bonne santé. Qu'il ait cinq orteils à chaque pied. Qu'il ait une vraie enfance. Sans guerre. Ça ne serait pas juste qu'il n'ait pas la chance que nous avons eue.
- C'est vrai.
- Et vous? Cette rencontre qui "aurait pu changer votre vie"?
- C'est compliqué.
- A cause de vous ou à cause d'elle?
- A cause de moi.
- Vous n'êtes pas prêt?
- Je croyais que je l'étais. Mais les circonstances ne me paraissaient pas favorables. Cette guerre, vous savez...
- Mais maintenant?
- Oh, maintenant...C'est sûrement trop tard.
- Pas forcément. Elle a peut-être pensé la même chose que vous.
- Ça m'étonnerait. Elle avait l'air plus entreprenante que moi. Elle a dû trouver que je manquais d'enthousiasme.
- C'est le cas? Je veux dire, en général? Vous manquez d'enthousiasme?
- Peut-être. J'ai l'impression que...je n'ai pas nécessairement besoin de vivre les situations. Il me suffit le plus souvent de les imaginer.
- Ce n'est pas un peu lâche?
- Sans doute. Mais moi, ça me va comme ça. Je n 'aime pas trop qu'on me bouscule.
- D'une certaine manière ça vous arrangeait cette attente du résultat des élections. Pendant ce temps vous pouviez faire le mort. Enfin...si j'ose dire!
- Ce n'est pas faux. Ce décalage horaire m'a évité de m'engager trop précipitamment. Peut-être qu'au fond je n'en avais pas plus envie que ça. Je ne sais plus trop...
- Qu'allez-vous faire?
- Je ne sais pas. Vous pensez que je devrais essayer de renouer le dialogue?
- Bien sûr! Qu'est-ce que vous risquez? Ça ne changera pas forcément votre vie, si c'est ça qui vous fait peur. Ce qui aurait pu la changer, et considérablement, c'est la guerre. Vous voyez, vous avez échappé au pire.
- Vous avez raison. Je vais retenter ma chance. Avec...Lullaby.
- Oh! joli. Vous savez que ça veut dire berceuse en anglais? Ce sera notre point commun!
IV
Peu effusifs, par nature ou par habitude, Émile et Violette n'ont pas quitté leur appartement. Cette atmosphère saturée d'émotions les éprouve quelque peu. Émile, surtout, qui a eu si peur qu'après tant d'années de pacification avec le reste du monde il faille se remettre à haïr, c'est-à-dire se méfier, se protéger, veiller, surveiller, trembler. Il n'en aurait pas eu l'énergie. Il a perdu depuis longtemps la foi du combattant. Un allié historique peut-il le contraindre à épouser sa cause, à entrer dans son camp? Il sait trop que le jeu des alliances est un jeu de dupes. Il sait aussi le tribut de vies humaines qu'il faut verser à chaque bataille, les cent mille gars tombés en Indochine, les seize mille de Diên Biên Phu piégés par le Viêt Minh. Il sait les villes incendiées, les civils terrorisés. Où trouver la force de revivre cela? Il aurait préféré succomber à son cancer, tout de suite, en interrompant ses soins. C'est son droit. C'est sa liberté. Mais ne pas voir un feu apocalyptique embraser la planète.
- Dis donc, qu'est-ce qui s'est passé ce matin à l'hôpital?
- Enfin, Émile, tu sais bien!
- Non, justement, je ne sais pas bien. C'est tout embrouillé dans ma tête. Je me souviens seulement que je n'ai pas pu recevoir mon traitement. Est-ce que la séance a été annulée?
- Mais non, voyons! Tu ne te rappelles vraiment pas?
- Non, je te dis. Eh bien, raconte!
*
Ils s'étaient levé de bonne heure pour ne pas manquer les infos de huit heures. Contrairement à son habitude, Violette n'avait pas préparé le café tout de suite. Elle avait d'abord cherché une station de radio. Puis ils s'étaient assis à la table de cuisine, dans leurs vieilles robes de chambre, sans échanger un mot. Les ondes de radio se chevauchaient. Des voix parvenaient momentanément à percer le brouillard cacophonique puis s'éloignaient et s'éteignaient. Violette était nerveuse. Émile s'impatientait. Soudain ils avaient pu capter une phrase entière : "Nous sommes maintenant sur le point de connaître les résultats des élections qui nous révéleront l'identité de celui qui gouvernera la première puissance du monde pour ces prochaines années." Puis rien. Ils étaient restés immobiles, dos voûtés, regards fixes. Comme des tireurs en embuscade. Mais la même phrase revenait, inlassable, indépassable.
- Ils avaient bien dit huit heures?
- Il me semble, oui.
- On va quand même se préparer pour l'hôpital. En attendant.
Ils avaient bâclé ce petit-déjeuner . De toute façon ils n'avaient pas d'appétit pour un café au lait. Ils s'étaient hâtés à leur toilette, avaient enfilé leurs impers et étaient partis à l'hôpital.
*
Devant le Centre Hospitalier Émile est comme au pied de l'Himalaya. Poitrine oppressée, tête vertigineuse, picotements au bout des doigts, tremblements des genoux. Il n'y arrivera jamais. Il avance courbé, arrimé à l'avant-bras de Violette. Chaque pas est un supplice. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Toute sa personne est comprimée dans un étau. Il cherche l'air. Ses oreilles bourdonnent.
- Viens. Appuie-toi sur moi. Doucement. Tu vas t'asseoir un moment dans le hall.
- Je vais tomber...J'ai peur...
La voix du vieil homme s'étouffe. Violette le sent glisser contre elle, s'affaisser sans bruit. Des visiteurs courent donner l'alerte. Deux brancardiers arrivent, rassurants, efficaces. Ils emportent Émile au bloc des urgences.
Violette est interrogée.
- S'est-il plaint de quelque chose?
- Il a dit "J'ai peur". Et il est tombé, sans connaissance.
- De quoi avait-il peur?
Comment savoir? Il y a tant de choses dont Émile pouvait avoir peur. Peur de cette sixième séance de chimio. Il l'appréhendait car la précédente avait été très éprouvante. Il lui avait fallu plusieurs semaines pour s'en remettre. Peur de prendre la décision d'arrêter le traitement, un choix dont il s'était récemment ouvert à sa femme et qui ressemblait quand même un peu à un suicide. Peur de la guerre qui pouvait éclater et dont la menace rouvrait des plaies dans sa mémoire.
- Il disait qu'il étouffait, qu'il avait de la peine à respirer.
- Votre mari a été victime d'une syncope, probablement due à un état d'anxiété qui a progressé en intensité sous l'influence d'un facteur ou d'une conjonction de facteurs qui reste à déterminer. Il faudra prendre rendez-vous avec votre médecin traitant.
*
Des bruits de pas, des voix résonnent, comme dans un hall d'aéroport. Un tourbillon de formes floues. Émile a la tête qui tourne. Une vague nausée le fait saliver exagérément et lui donne envie de cracher à chaque instant. Une main approche un mouchoir de sa bouche pour le soulager. Des mots très doux chuchotent à son oreille. C'est Violette.
- Tu te sens mieux? Tu nous as fait peur, tu sais.
- Quoi? Qu'est-ce que...? Où est-ce qu'on est?
L'homme ne sort pas de son brouillard. Quelle est cette taie sur ses yeux qui l'empêche de percevoir le contour des choses? Quel filtre a-t-on posé entre le monde et lui, qui le met à distance, lui interdit d'être là vraiment? Et ces habits blancs qui se penchent sur lui, on dirait qu'ils sourient et qu'ils sont satisfaits.
- Ça va mieux, monsieur? Il ne faut plus vous agiter. Tout va bien. Vous avez eu un petit malaise. Il faut rester calme maintenant.
Il ne comprend pas. Il est si fatigué! Une autre voix vient lui parler dans la figure. C'est désagréable. Pourquoi hausse-t-elle le ton? Il n'est pas sourd tout de même!
- Vous n'avez pas eu votre traitement aujourd'hui, monsieur. Vous n'êtes pas en état de le recevoir. Je vais reprogrammer votre séance pour la semaine prochaine.
Les premières voix reviennent. Encore une annonce? Encore un message?
- Nous ne pouvons pas vous laisser repartir tout de suite. Ce ne serait pas prudent. Nous allons vous garder un moment en observation. Vous pourrez rentrer chez vous en fin de matinée.
Les informations arrivent en chaîne, elles se bousculent dans la tête du vieillard. Il ne lutte plus pour surnager, il se laisse engloutir par les eaux de ce temps qui ne connaît ni nuits ni jours, qui s'étire jusqu'à l'abolition de ses repères, un temps où l'on sommeille sans dormir, où l'on attend, où l'on patiente, et qu'on pourrait appeler le temps d'hôpital.
*
Maintenant qu’Émile est sorti de son assoupissement médicamenteux et qu'il a repris le contact avec une réalité apaisée et rassurante, quelle version sa mémoire va-t-elle conserver de sa visite de ce jour à l'hôpital? Le souvenir d'une rumeur d'arrêt du temps qui courait par les étages et les services et avait éveillé sa colère avant de lui offrir la perspective d'une éternité de plénitude? Ou celui d'une de ces terreurs qui investissent une part nocturne de nous-même quand nous perdons le contrôle de notre claire conscience? Mais peut-être sa mémoire ne gardera-t-elle aucune trace de cette étrange expérience tandis qu'elle est encore capable de lui restituer intactes la nageoire dentelée des sampans glissant sur le Mékong, les chairs sucrées du ramboutan et du jacquier ou le sourire énigmatique des danseuses apsaras qui ressemblent, avec leurs gestes contournés, à des bonzaï humains.
V
L'écrivain, lui aussi, est resté confiné dans son étroit deux-pièces. Lui, le différent, le hautain, la liesse populaire n'est pas pour lui. Il respire à son balcon, solitairement, cet air nouveau qui circule par les rues de la ville et qui monte jusqu'à lui dans une lumière d'après-midi de décembre. Ce n'est qu'une lumière d'hiver, il est vrai qu'elle est pâle, mais elle a triomphé d'une nuit obstinée.
Combien de cigarettes, de cafés puis d'alcools ont aidé à tenir et à conjurer l'angoisse? Combien de rêveries se sont enchaînées, mi-conscientes, mi-somnolentes, combien d'évasions et de dérives de la pensée en attendant la libération? L'appréciation du temps échappe souvent à celui qui écrit, ou plutôt qui voudrait écrire, et qui espère la venue de la première phrase. Qui n'advient pas à point nommé mais résulte souvent d'une longue et pénible gestation.
Mais ce matin il y avait autre chose, un autre empêchement d'inventer, de tisser une fiction, de mettre au monde des destins de papier. Il y avait cette incertitude sur la résolution de l'intrigue. Comment interrompre une dynamique quand on ne connaît pas la situation finale? Et qu'on craint qu'elle ne ressemble à la "solution finale"? On suspend sa plume tant qu'on est suspendu aux lèvres des annonceurs de catastrophes.
Maintenant Jacques Pierre-Sainte sait quelle histoire il écrit. Celle d'une peur. Comme d'autres ont écrit l'histoire d'une peste. Et il en connaît le dénouement. Est-ce une histoire pour rien? La situation finale est-elle absolument identique à la situation initiale? Qui pourrait dire qu'il ne s'est rien passé? Des pensées n'ont-elles pas été modifiées? Des projets abandonnés, des trajectoires déviées? Une chronique ne consigne pas nécessairement des événements. Elle est aussi une fresque des mentalités, des sensibilités, des comportements, qui évoluent, se renforcent, se renient, au gré des circonstances, sur un segment du temps humain.Comment se vit la peur, en tout un peuple et en chacun? Comment une peur collective vient-elle se greffer aux peurs individuelles? Les augmente-t-elle? Les rend-elle relatives et dérisoires? La peur d'une nouvelle guerre vient-elle coloniser les esprits, en occuper toute la place et se substituer entièrement à la crainte de s'engager, à la difficulté d'assumer des choix, à l'appréhension des épreuves de la vie?
L'écrivain aura tellement à écrire, maintenant que le danger s'éloigne! Car il pourra reprendre cette distance aux choses qu'il affectionne tant. Redevenir spectateur et témoin, débarrassé de sa propre intranquillité. Adopter de nouveau le point de vue de Dieu sur les petites et grandes tragédies humaines.
*
Jacques Pierre-Sainte pose son regard sur cette terre vierge qu'il va ensemencer de son inspiration libérée. Lentement mais avec assurance un petit sillon noir traverse la page de gauche à droite. Il raconte une histoire qui appartient désormais au passé. Le laboureur qui le creuse revisite les scènes d'un drame qui fut surtout intérieur et intime.
"A huit heures du matin, heure locale, l'embargo fut levé sur des millions de poitrines oppressées qui se remirent à battre au rythme de soixante pulsations par minute."
FIN
Manuscrit déposé à la SACD
L'Amant
05.08.2022 15:26
Lucina est très proche du Maître de la nouvelle fantastique Dino Buzzati et de son thème récurrent du temps qui s’enfuit…
Je l’espère capable de nous refaire une nouvelle allégorique comme le K ...
Derniers commentaires
24.10 | 15:22
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15.10 | 07:54
Avec son dernier ouvrage Luna (qui devrait plutôt s’appeler Lucina) nous fait le don d’un très joli hommage à sa famille. Rien de médiocre, elle sait créer le manque donc le désir …
13.09 | 10:02
J’attends avec impatience vos nouvelles et de vos nouvelles.
Vous êtes douée pour tout, y compris les choses essentielles...
11.09 | 07:45
Vos nouvelles sur le don, un don de vous-même. De l’Amour, un petit cœur qui bat et qui va vers la Lumière. J’en prendrai bien un morceau. Vous êtes à croquer. Pour vous servir…